Chroniques

par nicolas munck

Les pigeons d’argile
opéra de Philippe Hurel

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 18 avril 2014
à Toulouse, création de l'opéra de Philippe Hurel : Les pigeons d’argile
© patrice nin

Une foule de questions nous envahit à propos de cette première expérience de Philippe Hurel dans le champ opératique. Longtemps, nous nous sommes demandés si, particulièrement contraint et fortement marqué historiquement et stylistiquement, ce genre serait susceptible de correspondre au langage du compositeur. Riche de micro-intervalles et entretenant une ambiguïté permanente entre acoustique et synthèse électronique, son orchestre fusionnant est-il soluble dans une mise au service du texte et une translation vers la scène ? Certes, Hurel s’est construit une solide expertise dans le champ vocal aux travers d’opus tels Cantus (2006) et le tout récent Espèces d’espaces, mais l’opéra requiert une autre forme de lyrisme et impose surtout – c’était en tout cas dans le cahier des charges de la commande du Capitole – une voix non sonorisée en équilibre permanent avec la fosse et un dispositif laissant le texte toujours intelligible. Cette bascule vers l’opéra n’allait-elle pas créer une forme de renoncement ? Est-ce réellement possible de préserver les éléments constitutifs de son langage face à une telle machine ?...

À ce défi, il faut ajouter que Tanguy Viel signe un premier livret aux contours cinématographiques proches de la structure et du cadre de ses romans. Il en résulte une action scénique au rythme dense et soutenu, troussée en un peu plus d’une heure trente (avec prologue et interludes orchestraux). Du rythme avant toute chose, soit, mais porté par quel sujet ? Suite à de nombreux échanges avec le compositeur, le romancier a construit une trame dramatique (en trois actes équilibrés) librement inspirée d’un détonnant fait divers du début des années soixante-dix : l’enlèvement par un groupuscule d’extrême gauche de la jeune Patty Hearst, fille d’un milliardaire étatsunien briguant un siège à la chambre des députés. D’abord victime et pur symbole de ce que ses ravisseurs combattent – « nous sommes le contraire de toi » répondent-ils froidement à son « qui êtes-vous ? » – elle finit par embrasser l’idéologie et la cause de ces « cultivateurs d’opacité ».

Syndrome de Stockholm ? C’est sans doute plus complexe que cela. La distribution vocale, elle aussi très équilibrée, s’articule autour d’un trio central regroupant captive et kidnappeurs, et d’un trio complémentaire où l’on retrouve les émouvantes et complexes figures de deux pères : Bernard Baer, le vieux « socialiste de village » Pietro, ainsi que la commissaire chargée de l’enquête.

Aux questions d’ordre musical s’ajoute l’épineux traitement de la mise en scène. Comment parvenir à rendre clair et lisible un livret qui foisonne d’informations géo-temporelles (nous sommes dès le départ plongé dans un flash-back), entre poursuite haletante en voiture et braquage de banque ? Ce qui pourrait apparaître comme très filmique et à contre-courant de la scène d’opéra est rendu avec pertinence par le travail de Mariame Clément. Tout est limpide et l’on n’a qu’à se laisser conduire par le drame. Sobre et efficace, le décor se compose d’une haute structure métallique à étages dont la rotation figure changements de lieux et d’espaces. La mise en scène fait aussi appel à un dispositif vidéo qui souligne quelques éléments clés des espaces tour à tour habités et, ne venant jamais court-circuiter l’attention, sert avec justesse l’articulation des scènes.

Qu’en est-il de la mise en musique ? Les premières craintes quant à la réception du texte s’estompent presque immédiatement. Sans renier la facture habituelle de son écriture instrumentale, Philippe Hurel [lire notre entretien du jour] use d’une orchestration riche mais aérée, qui laisse systématiquement passer la voix. Par ailleurs, l’articulation irréprochable du chœur et des solistes évite de pénibles allers-retours entre scène et surtitres. L’action étant d’une rare vivacité, il était indispensable de maintenir cette intelligibilité. C’est chose faite. Au delà d’un travail considérable et opérant sur les équilibres et d’une voix s’insérant dans les interstices orchestraux, le compositeur cherche avant tout, et ce malgré une grande complexité intervallique, une vocalité aux rythmes et émissions naturelles proches du parler (quasi parlar cantando).

Ce procédé d’écriturene nuit en rien à la caractérisation des personnages. Par exemple, en militant forcené et toujours habité par une fougue et une nervosité bien palpable, Toni se déploie dans une vocalité rythmique ciselée, assez peu lyrique, alors que Charlie, personnage complexe oscillant entre amour de la révolution et révolution induite par amour, développe une vocalité plus hybride, à l’image d’une personnalité forte mais friable et fragile – d’argile, en somme.

Si cette production ne compte a priori aucun « spécialiste » du répertoire d’aujourd’hui, elle impressionne par la rigueur et le travail manifeste de solistes de grande valeur dans du sur-mesure. Gaëlle Arquez (Charlie) retient tout particulièrement l’attention et accroche l’oreille, mais peut-être est-ce lié au destin tragique du personnage, singulier et pluriel (elle est à la fois dans l’action et la commente), amante déchue d’un amour hypothétique et qui dans la mort scelle son engagement (accidentel) militant et politique (ou amoureux ?). Bien sûr, cette complexité est servie par une vocalité changeante, lyrique et incisive, menée avec brio. Dans une même mouvance tragique, notons la belle performance de Gilles Ragon (Pietro), notamment dans la scène d’ivresse savamment orchestrée du vieux socialiste aigri (« je ne suis pas un socialiste mondial, je suis un socialiste local, un socialiste de village et fier de l’être ») où il explore d’une voix solide les registres extrêmes. L’ensemble de la distribution – Sylvie Brunet, Vannina Santoni, Aymery Lefèvre, Vincent Le Texier – se plie avec talent aux exigences de l’exercice et d’une vocalité simple à la perception, mais extrêmement complexe dans sa réalisation. Voix, toujours, avec le chœur mixte du Capitole, tantôt commentateur de l’action, groupe de journalistes ou foule de notables, qui se voit confier (cela n’a rien de surprenant lorsque l’on connaît le compositeur) de délicates sections homorythmiques aux carrures instables. Beau travail !

L’écriture d’orchestre conserve indéniablement la griffe du compositeur. On peut entendre de lointains échos des textures et masses synthétiques de Flash-Back (1997-1998) ou du cycle Tour à Tour. Souvent garant d’une extension du capital harmonique, le micro-intervalle est certes moins systématique, mais il trouve toutefois sa place dans les interludes et dans les espaces libérés par les voix, dans un dialogue permanent et subtil. Peut-être plus efficace et resserrée, cette fosse conserve toutes les propriétés « post-spectralisantes » chères au compositeur (pour reprendre ses propres termes). Cette mise en résonnance du livret génère une stimulation nouvelle qui favorise économie de moyens et perception immédiate. L’Orchestre national du Capitole est conduit de main de maître par Tito Ceccherini qui en tire le meilleur.

Si sur la table se posait la question de la préservation du langage dans la machinerie parfois desséchante du genre opéra, Philippe Hurel prouve qu’une acceptation des contraintes lyriques et d’un travail focalisé sur une mise en lumière du texte n’équivaut pas à une forme de résignation. S’en dégage une proposition à situer entre tradition lyrique et renouvèlement conduit par un « livret polar » d’une énergie peu commune. Du théâtre toulousain nous sortons électrisés ; il faudra de longues minutes de plein air pour reprendre nos esprits. Cette première association de Mariame Clément, Tanguy Viel et Philippe Hurel insuffle à la scène vitalité et frénésie addictive. Il est à parier que ce trio sévira de nouveau : nous suivrons avec le plus vif intérêt ses aventures prochaines.

NM