Chroniques

par nicolas munck

Les Solistes XXI, Rachid Safir
création d’Iconica de Marco Momi

Gesualdo | Répons des Ténèbres du Samedi Saint
Ircam, Paris
- 14 janvier 2013
création d’Iconica de Marco Momi
© guido suardi

C’est dans un froid presque polaire, renforcé par une bise glaciale et la promesse de quelques flocons, que nous traversons à la hâte la place Igor Stravinsky pour nous rendre à l’« Espro » de l’IRCAM. Malgré la rudesse, très supportable reconnaissons-le, des conditions climatiques, nous retrouvons une salle comble (avec un fort pourcentage de compositeurs et de personnalités du milieu musical) au quatrième sous-sol du bâtiment pour les créations françaises des Iconica I et II du jeune compositeur italien Marco Momi.

Né en 1978 à Pérouse, ce dernier se revendique, malgré un héritage esthétique clairement italianisant (nous songeons notamment aux apports de la musique d’Ivan Fedele ou de Salvatore Sciarrino), comme un « créateur européen ». Son parcours compositionnel en témoigne. Après une formation initiale auprès de Fabio Cifariello Ciardi, Marco Momi séjournera successivement à Darmstadt, à La Haye (cursus au Conservatoire Royal), à Strasbourg (classe de Fedele), puis à Paris où il bénéficiera (entre autres) des conseils d’Yan Maresz dans le cadre d’un cursus de composition et d’informatique musicale à l’Ircam. Fidèle et attaché à une « pensée musicale européenne », Momi fut également compositeur en résidence à l’Akademie der Künste de Berlin (2010) après l’obtention d’un doctorat de composition à Accademia nazionale di Santa Cecilia de Rome (une fois encore auprès de Fedele).

À l’image de ce qu’on rencontre régulièrement aujourd’hui dans le concert contemporain (ces raisons sont du reste compréhensibles), les directeurs artistiques des Solistes XXI, de L’Itinéraire et de l’Ircam ont pris l’option d’intercaler ici, dans la continuité des Iconica, les Nocturnes I et II (tirés des Répons de l’Office des Ténèbres du Samedi Saint, 1611) de Carlo Gesualdo da Venosa. Néanmoins, comme le souligne le compositeur lui-même, il serait hasardeux de concevoir des liens, du moins directs, entre les deux créateurs : « je ne suis en tout cas pas de ces compositeurs qui travaillent particulièrement leur relation musicale avec des compositeurs du passé » (brochure de salle). En revanche le compositeur des Iconica semble retenir de la dernière période créatrice de Gesualdo, et d’une manière plus indirecte, une dimension « atemporelle » et presque « amusicale » (par sa complexité) : en somme, l’idée d’« aller au dedans, vers le microscopique, [et] obliger l’interprète à jouer chaque note avec un poids spécifique ».

Composée d’Iconica (2006-2007), du Nocturne I de Gesualdo et d’Iconica II (2008), la première partie du concert pose la question très concrète de l’enchaînement, notamment dans un programme de « mise en regard », entre les différentes pièces (enchaînements que nous qualifierons de volontaires ou d’involontaires). Afin de gagner en efficacité et continuité, les organisateurs ont pourtant eu la judicieuse idée de placer côté cour les Solistes XXI afin que la musique de Marco Momi puisse se fondre dans celle de Gesualdo. En dépit de cette précaution, on déplore un temps de latence et de flottement, trop long, qui nuit à la logique même du menu. On souhaiterait être happé et ne pas avoir le temps de prendre du recul sur la première pièce avant de pouvoir se plonger dans la suivante : vivre donc, concrètement parlant et de façon immédiate, la confrontation entre ces deux répertoires. Plus grave encore, la connexion, déjà ralentie, entre Iconica et Nocturne I est tout bonnement interrompue par un éclairage violent laissant entrer un groupe de retardataires sans doute victime du blizzard parisien (phénomène météorologique bien connu des franciliens). Incroyable mais vrai, il faudra attendre deux à trois bonnes minutes (une éternité, dans ce cas précis), pour que le concert reprenne enfin. C’est une expérience inédite que de voir un chef – Rachid Safir, en l’occurrence – attendre patiemment que s’assoient les derniers arrivés. Comble de malchance, le concert est diffusé en direct sur France Musique. Ce contretemps passé, la soirée est d’assez belle tenue musicale.

« Cycle involontaire » écrits entre 2006 et 2010, les Iconica constituent un laboratoire formel et compositionnel propice à la recherche d’une combinaison entre « anonymat » et « authenticité », entre le « sensible » et la « formalisation harmonique » et une « conception de la figure musicale » (la pensée européenne est bien présente). L’ensemble des pièces, connectées les unes aux autres par de multiples ré-exploitations du matériau, se développent, selon le souhait de l’auteur, sur une matière sonore simple mais sans cesse renouvelée. Le rapport à l’icône serait à chercher dans la relation entre perception immédiate et valeur symbolique, sans occulter la dimension « fonctionnelle » (traduite par une relation directe et spontanée au matériau).

En excluant l’Iconica III (2009), œuvre vocale utilisant deux sopranos, un mezzo-soprano, un ténor, un baryton et une basse, les pièces donnent une place prédominante au piano qui, en complément de ses fonctions initiales, devient un instrument percussif hybride suggérant presque le son électronique. Enrichi de sonorités organiques de percussion à bois ou à métaux, ce piano préparé est aussi utilisé à la fin d’Iconica, Iconica II et IV, en référence aux icônes moyenâgeuses. De manière poétique, Marco Momi confie (même source) que « tout comme la figure du saint [qui] reste seule en mémoire, le piano est cette référence de l’icône lorsque tout le reste a disparu, l’image laissée pure et nue lorsque tombent les lames d’or et d’argent qui l’ornent ». Dans l’Iconica II pour saxophone ténor, deux percussionnistes, piano, deux violons, alto et contrebasse, le piano est présenté sous un éclairage encore différent. Toujours préparé, il est associé au saxophone (orienté vers les cordes du piano) et au premier percussionniste dont le jeu est régulièrement conduit vers l’intérieur du piano. Enfin, dans l’Iconica IV, étape ultime de transformation de ce méta-piano, le compositeur a recours à l’électronique en temps différé. La partition électronique se fait alors prolongement ou accentuation des potentialités déjà présentes dans le son acoustique, bien que transformé et ambigu, du piano préparé.

S’il est évident que ces pièces comportent de nombreuses richesses et raretés dans le domaine du sonore (traitement de la percussion, utilisation pertinente du mégaphone, maîtrise incontestable des possibilités de l’apport technologique), la construction formelle laisse parfois l’impression d’une juxtaposition de brefs fragments ou d’une répartition spatiale d’objets qui ne semblent pas être « mis en scène ». Certes, le compositeur use de figures et donne une forte caractérisation à chacune de ses Iconica, mais la figure ou la « sur-caractérisation » laisse parfois un goût de prévisible ou de directionnalité trop forte.

À l’image du piano préparé d’Iconica et des II et IV, le III pour ensemble vocal met en œuvre ce que l’on pourrait appeler « chœur préparé ». En effet, Momi intègre à son effectif initial bol tibétain, harmonica et sifflet, instruments hétéroclites qui viennent contrepointer et parfois « dé-tempérer » le matériau vocal. Cette troisième pièce du cycle, toujours associée à l’idée de « reproposition de l’icône », se développe sur un texte du poète et musicien italien Filippo Farinelli (né en 1976). Loin d’être une mise en musique distanciée du texte, les deux créateurs ont œuvré à la mise en relation d’attributs de la sainteté (tunique, parfum du lys, martyr) avec des mouvements musicaux associés. D’une virtuosité bien comparable à celle de Gesualdo, Iconica III (qui exige des chanteurs un contrôle quasi permanent au diapason) est formidablement rendue par les Solistes XXI. Saluons non seulement justesse et clarté d’émission mais encore concentration et conduite jamais lâchée – le fameux « jouer chaque note avec un poids spécifique » cité plus haut.

Placés au milieu de chaque partie, les deux Nocturnes de Gesualdo sont parfaitement servis par les voix. Néanmoins – une caractéristique de l’Espace de projection ? –, toujours de même durée la prolongation du son crée l’impression d’une « réverbération cathédrale », mais sans la richesse organique et parfois imprécise et floutée d’une acoustique naturelle. Cet effet donne une certaine froideur à l’ensemble… qui n’avait rien à voir avec la température de la salle.

NM