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Chroniques
Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz
Ce n’est certes pas une mince affaire que de monter Les Troyens, ouvrage que Berlioz lui-même ne put apprécier au complet sur scène et auquel les théâtres ne rendirent les honneurs que tardivement et, pour commencer, loin de la terre natale. Pourtant, certains courageux s’y frottèrent, parfois même avec succès ! La guerre de Troie n’aura pas lieu… oui, c’est là le titre de la célèbre pièce de Jean Giraudoux qui, bien placé en tant qu’ancien diplomate, s’y interroge sur l’avenir de la paix en Europe – il est avéré qu’il y avait bien de quoi ! Eh bien, à Nuremberg, avec des coupures brutales qui la prive de plus d’une heure, quand un blabla signé Michel Houellebecq vient la prolonger, et une mise en scène sottement caricaturale, l’œuvre ne s’accomplira pas, c’est certain.
Il ne suffit pas d’être souvent controversé pour être intéressant, quoi qu’on en dise. À son habitude, Calixto Bieito réduit – ici dans le premier sens du terme, avec la complicité du chef ! – Les Troyens à une narration brutale, si brutale que nul ne peut y croire et qu’elle me fit rire. Lorsqu’un mioche vient barbouiller la silhouette du cheval grec sur un portique dominant un plateau cru (dispositif de Susanne Gschwender), on se tient pour heureux. Il fallait pourtant s’attendre à plus. Notamment à la nudité qu’on enduit de pétrole et à la biffure sanglante, explosant pour un oui pour un non, sans oublier les épices habituelles du metteur en scène castillan : chevelures qu’on maltraite, tenues de guerre (costumes d’Ingo Krügler), avec des casques maculés de toutes les matières qu’on voudra (et même, peut-être, de celles qu’il aurait mieux valu éviter…), duo amoureux qui surnage au bord du coït – ça ne voudrait dire que cela, nuit d’ivresse ? –, enfin fric, came, pisse, viol, brigade de désamiantage, corruption, suicide, j’en passe et des meilleurs.
Bieito adore la fin du monde dont il stigmatise les corps. Qu’il s’agisse de Carmen, de Tannhäuser, de Turandot ou de Fidelio, peu importe : c’est lui et lui seul qu’il veut nous dire. Il nous parle à coup sûr de sa propre angoisse à vivre. Il nous montre sa misérable incapacité à être pleinement artiste et créateur en détournant tout ce qu’il touche, en le contaminant, au fond, plutôt qu’en inventant par lui-même, courageusement [lire nos chroniques du 16 mars et du 5 février 2017, du 19 juin 2015 et du 4 juillet 2011]. Et si ce n’est pas le cas, alors il ne faut y voir que pose et provocation gratuite – le pire nihilisme qui soit, à grand frais, de préférence. Cette vaine arrogance souille tout sans émouvoir, sans même choquer. Par contre, elle fatigue, elle ennuie, elle lamine lamentablement, à tel point que la salle se vide peu à peu. Bieito aura toujours beau jeu d’affirmer que, malgré les généreuses coupures, l’opéra de Berlioz est trop long ; pour notre part, nous le tenons, lui, Bieito, pour trop lourd. La défection d’une partie du public n’a rien à voir avec l’œuvre et pas plus avec les vagues notions d’appartenance sociale dont ses approches stigmatisent le spectateur : c’est simplement que le spectateur, sans comprendre l’intrigue s’il n’a pas une connaissance érudite des Troyens et des sources sur lesquels il s’appuie, se fait suer face au néant sidéral de sa proposition. Passons.
On trouvera quelques satisfactions dans la teneur musicale. À commencer par la performance chorale, efficacement réglée par Tarmo Vaask, y compris pour la diction du français. En fosse, les musiciens de la Staatsphilharmonie Nürnberg ne déméritent pas, malgré une direction trop exclusivement complice du travail de Bieito. Tendue à se rompre, la lecture bravache de Marcus Bosch oublie de respirer. On en croirait presque Berlioz maladroit, si l’on ne gardait en mémoire d’autres interprétations, comme la Strasbourgeoise du printemps dernier, extraordinaire [lire notre chronique du 17 avril 2017].
Malgré tout, avec son équipe de chanteurs, l’Opéra de Nuremberg relève le défi (tout de même allégé, puisque toute la partition n’y est pas). On applaudit Alex Kim dans l’air d’Iopas [lire notre chronique du 9 juillet 2016], le beau timbre d’Irina Maltseva en Anna, l’Ascagne très présent et attachant d'Ina Yoshikawa, ainsi que l’excellent Nikolaï Karnolsky, basse superlative dont l’autorité fait mouche en Narbal et en Spectre d’Hector. Le quatuor de tête apporte son lot de plaisirs. Ainsi du baryton chatoyant de Jochen Kupfer, Chorèbe sensible à l’intonation parfaite. Avec beaucoup d’engagement, le ténor Mirko Roschkowski sert adroitement la partie d’Énée, bien qu’on regrette quelques aigus atteints tant bien que mal. Il ne semble pas malvenu d’employer ici des voix wagnériennes, tant l’écriture berliozienne s’apparente par moments à celle de l’Allemand. C’est une évidence pour le rôle de Didon, confié avec avantage à Katrin Adel dont l’instrument accouple éclat et souplesse. Il faut un mezzo grand format pour Cassandre : c’est exactement ce qu’offre Roswitha Christina Müller, voix dramatique qu’on dira même Heldenmezzo. L’incarnation est magistrale – c’est aussi le seul rôle que Bieito ne triture pas à contre-poil.
Monter Les Troyens n’est pas une mince affaire, disais-je. Alors que l’œuvre n’est pas souvent donnée, elle l’est en ce même mois à quatre heures d’ici, en Saxe. Aussi pourrons-nous comparer les deux versions, la semaine prochaine. À suivre, donc…
KO