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Chroniques
Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz
Les Troyens n'a cessé d'entretenir des relations difficiles avec l'Opéra de Paris, et ce dès la création du chef-d'œuvre de Berlioz, rejeté par la Grande Boutique, et qui n'a pu se faire, que partiellement – le second volet, Les Troyens à Carthage, avec une paire de ciseaux toujours plus avide au fil des répétitions – au Théâtre Lyrique. Il fallut attendre Londres, Colin Davis et 1969 pour entendre l'intégralité de la partition. La capitale française accusant un retard idiosyncrasique dans la reconnaissance du maître romantique, l'ouvrage connut quelques séries au Palais Garnier depuis 1921, avant de faire l'ouverture de la première saison de l'Auditorium Bastille, en 1990, dans une mise en scène de Pier Luigi Pizzi… sans lendemain, comme l'import depuis Salzbourg de celle d’Herbert Wernicke, par Gerard Mortier en 2006 – symptomatiquement c'est au Châtelet que l'œuvre célébrait un bicentenaire presque ignoré par l'Opéra. Si la maison n'entend pas laisser passer la commémoration du cent cinquantième anniversaire de la mort du compositeur, en mettant à l'affiche tous son corpus lyrique, avec un renouvellement de son fonds de productions, il n'est pas certain qu'à l'aune de l'exhaustivité musicale il faille souhaiter au travail de Dmitri Tcherniakov un sort différent des deux qui l'ont précédé sur la première scène de France.
Outre l'événement que constitue une première à l'Opéra national de Paris, surtout quand l'affiche s'en mêle, le programme éclaire les motifs de la présence d'un dense aréopage d'intendants et autres directeurs d'institutions opératiques. Initialement projet de Mortier au Teatro Real (Madrid), la disparition du Gantois n'ayant pu le faire aboutir, ces Troyens du metteur en scène russe sont dédiés, par ce dernier, à la mémoire d'une des plus marquantes figures du monde lyrique de ces dernières décennies, tandis que la maison rend hommage à Pierre Bergé, premier directeur de Bastille dont il a soutenu la construction. Il n’en faudrait pas pour autant déduire un blanc-seing posthume à un régisseur que le Belge avait fait connaître à l'Europe occidentale. Mais ce dernier se serait sans doute réjoui de la controverse suscitée par le spectacle, fut-ce sur le dos de la lettre et de l'esprit de la pièce.
Les obsessions scénographiques de Tcherniakov étant connues, on ne s'étonnera qu'à demi de la lecture plus intime, sinon domestique de la tragédie épique de La chute de Troie – un genre qu'il semble abhorrer. Le ton est donné dès un prologue muet conçu comme un générique de soap opera, infiltrant chacun des personnages, avec un appoint vidéographique réalisé par Tieni Burkhalter, d’une généalogie étendue jusqu'à Créuse, la fille de Priam et l’épouse d'Enée, non explicitement mentionnée dans le livret. Outre l'apparente pertinence du contraste entre le salon lambrissé côté cour, où se réunit la famille royale, et l'architecture urbaine importée de Beyrouth – qui pourrait tout autant être celle de quelque avant-garde yougoslave des années soixante-dix : sans doute une manière de suggérer la dimension fratricide de la lutte entre la Grèce et Troie –, le procédé présente l'avantage d'identifier plus clairement que de coutume les personnages secondaires, généralement noyés dans la cité antique, certains n'intervenant que dans l'octuor avec double chœur de l’Acte I, Châtiment effroyable. Malgré les dimensions du plateau, les mouvements de foule semblent plus d'une fois contraints dans des translations passablement banales. On ne s'arrêtera pas sur la chronique des événements à la manière d'un live-report d'une chaîne d'information en continu, avec bannière obligée, ni de l'introspection de Cassandre transsubstantiée en interview, piètres transpositions qui disent plus la pauvreté du propos qu'une actualisation de l'Antiquité. Une vignette pop-up éclaire les motivations d'Énée, traître à sa patrie et en rivalité avec Priam, s'appuyant certes sur une évolution de la perception du héros autre que l'idéalisation virgilienne, et que Berlioz partageait partiellement, même si l'exposition n'en est pas indispensable au mode sous lequel la catastrophe est relatée, indifférente à l'anecdote.
Mais c'est la réduction psychologique de la folie de Cassandre, laquelle aurait été, nous explique-t-on, abusée par son père, qui illustre le mieux l’hors sujet d'une lecture refusant la grandeur d'une épopée légendaire racontée au prétérit, avant le drame romantique, Les Troyens à Carthage, décrit au présent. Le parti pris se révèle symptomatique d'un tropisme qui veut comprendre les inquiétudes d'hier à l'aune de la perception contemporaine des béances psychiques, manquant par là-même les invariants anthropologiques sous-jacents – et leur portée universelle. Face à ce décalage avec l'esprit plus encore qu'avec la lettre de l'œuvre, les vulgarités des soldats, déculottés et forniquant lors de l'assaut final du II, ou le Centre de rééducation pour les traumatismes de guerre avec lequel s'identifie Carthage, ne sont que des provocations pour choquer le premier degré bourgeois. Reconnaissons que sur cet hospice tapissé de paysage tropical, les lumières plus solaires de Gleb Filshtinsky, indiquant vraisemblablement la nature illusoire de cette idylle hawaïenne à fonction thérapeutique, scandent efficacement la différence avec une première partie baignée dans une atmosphère blafarde. Les ateliers de relaxation, façon club de vacances ou séminaire d'entreprise, et les costumes dessinés par Elena Zaytseva continuent l'arasement de toute noblesse, jusque dans une direction d'acteurs au diapason du décor de contreplaqué, sans compter la sollicitation de l'héritage brechtien, avec pancartes en carton pour la dénonciation facile de l'artifice théâtral et de tout imaginaire lyrique ou rituel, dans la Chasse Royale comme sur le bûcher.
La trahison la plus regrettable demeure cependant les coupes auxquelles ne sauraient échapper Les Troyens, « évidemment trop long », quand bien même certains Wagner, sur lesquels nul oserait porter le sécateur, affichent une durée supérieure. Si l'on peut faire l'économie de la parenthèse des entrées du III sans trop de dommages sur la partition – elles attestent pourtant, comme le reste, du génie orchestral du compositeur – l'ablation des danses festives du IV peut, sans quelque couture habile qu'on ne s'est pas donné la peine de réaliser, mettre en péril l'évolution modale de l'acte. Quant à l'oubli du deuxième couplet de la complainte d'Hylas et du duo des sentinelles, il témoigne d'une méprise herméneutique, sinon d'un irrespect, négligeant la mamelle shakespearienne qui nourrit le corpus de Berlioz depuis ses débuts : en passant de la nocturne élégie au solo héroïque, sans la négativité comique, on fait l'économie de cette versatilité d'affects en laquelle réside tout le sel et la cohérence de la séquence.
À rebours de certaines productions où la fosse et la scène transpirent le désaccord, les deux parties assument ici un même aplanissement de l'inspiration berliozienne. L'excellence des pupitres de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris est mise au service d'une tiédeur émondant un relief romantique expressif, qui, de la sorte, ne prend jamais le risque de la grandiloquence, qu'une prévention superficielle associerait à Berlioz. Philippe Jordan équilibre avec précaution le tissu musical où l'oreille se délecterait de couleurs variées et pasteurisées, quand les attaques et la construction des ensembles, avec le concours des chœurs préparés sans valeur surnuméraire par José Luis Basso, défendent une placidité parfois aux confins de la précision. La maîtrise aseptisée de la palette sonore et de la dynamique solfégique (à l'exemple de la pulsation inquiète d'un duo d'amour pourtant riche de camaïeux) ne tarabuste pas les digestions.
Pour sa prise de rôle en Cassandre, Stéphanie d'Oustrac possède les moyens requis, au delà de certains pronostics pariant sur des limites plus audibles. La concentration du mezzo assure une pondération de l'émission et du timbre qui canalise un mélodramatisme en consonance avec la pusillanimité des sentiments mise en avant par Tcherniakov. En Chorèbe à la ligne et au grain onctueux et vaillant à la fois, dont la maturation intelligence ne cesse de susciter l'intérêt, Stéphane Degout est l'un des rares exempts de reproches de la soirée. Le solide Panthée de Christian Helmer ne cherche pas à conférer la séduction du désespoir à la fidélité militaire. Thomas Dear ne manque pas des graves attendus en invisible Fantôme d'Hector, sans pigmenter réellement l'injonction post-mortem. Les menues répliques non solistes de Véronique Gens en Hécube tiennent presque du luxe, face au Priam de Paata Burchuladze, patriarche plutôt pâteux. Il faut signaler les mesures confiées à Jean-Luc Ballestra (un capitaine grec), Tomislav Lavoie (un soldat), Jean-François Marras (Helenus) et Sophie Claisse (Polyxène).
En seconde partie (à Carthage), Brandon Jovanovich confirme la vaillance presque insolente défendue à Troie, qui ne connaît pas la voix mixte, exposant les aigus à un quasi sans faute de prévisibles accidents. On aura beau arguer de la vastitude de la salle, l'écriture du rôle prévoit des demi-teintes qui ne se limitent pas à une balance d'intensités vaguement standardisée dans Nuit d'ivresse et d'extase infinie. Michèle Losier l'accompagne en Ascagne à la crinière d'adolescence décolorée, sans faillir, ni imprimer inéluctablement la mémoire. Ekaterina Semenchuk confère à Didon une rondeur favorable qui s'abîme dans un médium et un grave plus proche de la matrone, voire de la mégère, que de l'orgueilleuse souveraine, ce que n'arrangent guère les caprices hystériques de son apprêt vestimentaire, jaune comme la robe de Cassandre – un pont visuel attendu entre les deux héroïnes que le Destin enrôle dans la prophétie. Probablement taraudée par l'enjeu Bastille, Aude Extrémo immobilise son Anna dans la plénitude vocale atone, çà et là un peu métallique, privée de la sensualité pourtant évidente du personnage. Christian Van Horn ne démérite aucunement en Narbal puissant, éventuellement plus émouvant en d'autres contextes scénographiques. La pâleur de l’Hylas, certes honnête, de Bror Magnus Tødenes ferait presque passer sous silence le raccourcissement de sa rêverie hâlée de bleuté lunaire ou marin. L'impeccable cantilène d’Iopas confirme les qualités de style d'un Cyrille Dubois un peu trop discret dans la production. En sus de Panthée, on retrouve, sous forme spectrale, Cassandre, Chorèbe et Priam, ainsi qu’Hector (qui l'était déjà), sans renverser le jugement esthétique sur l'incarnation des cinq interprètes. Mentionnons encore l'appel de Mercure et l'office du Prêtre de Pluton, dévolus à Bernard Arrieta.
Sans s'attarder sur la reproduction du rideau de scène dessiné par Cy Twombly, trentenaire oblige, en plus des trois cent cinquante ans du privilège accordé à l'Académie royale de musique par Louis XIV, on partira sur une confrontation entre huées et standing ovation. À défaut de servir Les Troyens, cette nouvelle production commémorative atteste de la vitalité du genre lyrique. À l'Opéra de Paris, la comédie sociale vaut bien le sacrifice des œuvres. Berlioz en savait quelque chose de son vivant, et la postérité ne doit pas lui donner tort.
GC