Chroniques

par gilles charlassier

Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz

Oper, Cologne (saison hors les murs) / Staatenhaus am Rheinpark
- 24 septembre 2022
Johannes Erath met en scène LES TROYENS (Berlioz) à Cologne...
© matthias jung

Onze ans après Karlsruhe qui, sur initiative de son dramaturge et en écho à la création de l’intégralité de l’opéra en 1890, avait ouvert le mandat du nouvel intendant par Les Troyens mis en scène par David Hermann, Hein Mulders a également choisi d’inaugurer son arrivée à l’Opéra de Cologne par une nouvelle production du grand œuvre de Berlioz. Si le compositeur n’est toujours pas prophète en son pays, l’Allemagne est sans doute le pays où sa place se rapproche le mieux de celle qui devrait être la sienne dans le répertoire : à l’égal de Wagner. Il est donc heureux que la maison rhénane contribue à cette défense de l’épopée lyrique inspirée de Virgile, pendant latin, quoique plus condensé, de la saga nordique illustrée par l’autre géant des légendes lyriques romantiques.

Pour sa lecture scénographique, Johannes Erath [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Make no noise, Beatrice Cenci et Otello] tire parti de la configuration particulière de la Staatenhaus qui tient davantage de l’arène sportive que de la division habituelle d’une salle avec ses coulisses. Prenant appui sur la documentation architecturale de la cité antique de Troie comme d’une ville circulaire, à la forme similaire au port naval de Carthage, le décor unique dessiné par Heike Scheele [lire nos chroniques de Parsifal, Die Meistersinger von Nürnberg, Les contes d’Hoffmann et Les Indes galantes] et Norman Heinrich place l’orchestre au centre du plateau, terrassé par une corniche aux allures de cadran, dont la rotation révèle les potentialités horlogiques et cosmiques. Au midi gît, face au chef, un massif visage d’albâtre, masque à la destinée archéologique. Sur les côtés et au fond, des gradins permettent les évolutions de la foule et du chœur, tandis qu’un rideau de tulle reçoit en arrière-scène les projections vidéo de Bibi Abel, essentiellement d’illustration quasi météorologique [lire nos chroniques de Das Rheingold, Siegfried, La passagère et Radamisto].

De prime abord, le parti pris de l’interprétation paraît domestique, à en juger par les accessoires de la royauté carthaginoise : un coin salon avec canapé, une baignoire sur pieds dans laquelle s’allonge Didon vêtue du voile noir du deuil de son époux, un vestiaire évoquant l’opérette et le music-hall de l’entre-deux-guerres. Avec des déités ravalées à l’ennui dans les plumes et les paillettes de l’Olympe, le ton semble celui d’une parodie façon Offenbach, voire, dans un schéma shakespearien qui n’aurait pas déplu aux mânes d’Hector, de la répétition, comique dans les langes de l’amour, de la tragédie héroïque de la Chute de Troie. Une certaine trivialité n’est pas évitée, tant à l’entrée en scène de la reine, désespoir noyé dans le champagne, que dans la complainte d’Hylas en numéro de chanteur de charme avec micro obligé. La temporalité suggérée par la scénographie se retrouve avec des automates dignes d’Oskar Schlemmer, tandis que l’époque est aussi celle du fascisme italien, embarqué dans l’aventure coloniale en Éthiopie et la reconquête de la Libye (comptés parmi les territoires puniques).

Le spectacle réserve des tableaux d’une vraie beauté expressive.
Les mouvements de la Chasse royale ne manquent pas d’efficacité. Les ballets jouent habilement de la mobilité des panneaux de plexiglas sur l’anneau mobile façonnant des vignettes de figurants, avant de porter la progression vers le duo d’amour, véritable climax de l’Acte IV – et probablement de la soirée. À une ancre une corde arrime un globe en boule à facettes, condensation de la symbolique ambivalente de l’enracinement temporaire du guerrier troyen dont la véritable patrie est le destin de son peuple, aliénant toute idylle. Le plus grand effet réside dans la rotation de la fosse d’orchestre pendant Nuit d’ivresse, révolution qui accentue l’analogie entre amour et cosmos. La couronne d’étoiles rouges est parente du logo de la Paramount et l’ascension d’Énée reconstitue celui de la Columbia : dans l’entre-deux-guerres où semblent amarrés ces Troyens, l’héroïsme est cinématographique, sans qu’on puisse élucider avec certitude les intentions dramaturgiques esquissées là.

Dans la première partie se détachent la Cassandre d’Isabelle Druet, au frémissement tragique innervé jusqu’aux extrémités de la ligne, face au Chorèbe plus monolithique d’InSik Choi [lire notre chronique de The rape of Lucretia], également Spectre à Carthage, aux côté du Priam de Matthias Hoffmann [lire notre chronique de La scuola de’ gelosi], et Dalia Schaechter en Hécube [lire nos chroniques de Bluthochzeit et de Peter Grimes], sans oublier l’Ombre d’Hector campée par Sung Jun Cho (plus tard Soldat et Mercure) ainsi qu’Hélénus, rôle dévolu à Seung Jick Kim. À Carthage, Veronica Simeoni gagne en crédibilité au fil des trois actes, jusqu’à des adieux et un sacrifice où se condense une authentique sensibilité de tragédienne, maîtrisant les ruptures de registre au gré du texte, du chant lyrique à la nudité déclamatoire, avec un instinct sûr [lire nos chroniques de La forza del destino et d’Aida]. Énée en costume blanc de gala faisant sortir Luis Mariano de la penderie, Enea Scala fait valoir l’éclat d’une vaillance belcantiste qui privilégie l’agilité de l’émission adamantine dans l’attaque, avec un sentiment peut-être plus extérieur que d’autres incarnations aux voix mixtes plus complexes, mais néanmoins d’une sincérité évidente dans l’engagement [lire nos chroniques de La vera costanza, Mosè in Egitto, Caterina Cornaro, La Juive, Maria Stuarda, Armida à Montpellier puis à Marseille, Viva la mamma, Le duc d’Albe, Guillaume Tell à Londres et à Marseille, Semiramide et Otello]. Adriana Bastidas-Gamboa possède le contralto requis pour Anna [lire notre chronique de Rinaldo], dans une couleur archétypique qui ne discute pas la justesse de la présence face au Narbal de Nicolas Cavallier dont les menus apprivoisements au III laissent place à l’ampleur de la tessiture, dans une maturité avancée ne déparant point l’humanité du Grand-prêtre. En Iopas à la chevelure de crooner, Dmitri Ivancheï impose plus de mordant presque ironique que de cette douceur courtisane souvent associée à l’aède [lire notre chronique de Capriccio]. Sous les feux de la rampe, Young Woo Kim accroît l’albédo de la complainte d’Hylas jusqu’à dissipation de ses buées mélancoliques. À Lucas Singer ne fait pas défaut la robustesse de Panthée [lire notre chronique de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna] quand Giulia Montanari assume la fraîcheur juvénile d’Ascagne. David Howes et Christoph Seidl [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Agrippina et Dantons Tod], intervenu en Capitaine grec sur les ruines enflammées de Troie, forment une paire complémentaire de sentinelles. Préparé par Rustam Samedov, le Chor des Oper Köln participe pleinement de la puissance du spectacle, avec une diction aussi estimable que la moyenne du plateau.

Le grand alchimiste de cette réussite musicale reste François-Xavier Roth, l’un des plus éminents berlioziens d’aujourd’hui [lire nos chroniques du 31 août 2014, du 28 août 2016 et du 22 août 2021]. À la tête du Gürzenich Orchester, il distingue sa direction par une dynamique alerte, soucieuse de l’expressivité des tempi, ne refusant pas des reflux alanguis mais jamais complaisants. Une magistrale lecture des Troyens qui confirme une connaissance passionnée d’une partition bien mieux servie que lors du naufrage, musical et scénique, de la Bastille, dernière production française de l’opus.

GC