Chroniques

par bertrand bolognesi

Liadov, Glazounov et Scriabine
Kristóf Baráti, Alexandre Vedernikov et le Nemzeti Filharmonikusok

Művészetek Palotája, Budapest
- 3 mars 2011
© dr

Invitant Alexander Vedernikov à le diriger, c’est tout naturellement que l’Orchestre National Philharmonique Hongrois présente ce soir un programme entièrement russe, à situer dans le premier quart du siècle dernier. La plus récente des trois partitions honorées est aussi la dernière œuvre d’un compositeur qui s’exprima principalement par le piano. Pour l’orchestre, Anatoli Liadov produisit trois courts poèmes bien ancrés dans l’imaginaire russe : Baba Yaga en 1904, Le lac enchanté en 1909 et Kikimora la même année. Si ces trois opus demeurent relativement rares au concert, plus encore l’est le très bref (à peine quatre minutes) Nenia Op.67 écrit en 1914 « sous l’impression produite par la lecture d’Aglavaine et Sélysettede Maeterlinck » [1], précise André Lischke (in Histoire de la musique russe, des origines à la Révolution, Fayard, 2006).

Tout en révélant sa parenté avec l’univers de Rimski-Korsakov, Nenia trouve, dans le halo harmonique comme dans l’élan lyrique, une sinuosité scriabinienne. Comme dans la plupart des pages pianistiques, mis à part le Prélude Op.46 n°2 qui ose de francs forte, la nuance jamais ne dépasse un mezzo piano extrêmement mesuré. De cette absente de toute démonstration sourd une expressivité intime aux pudiques demi-teintes. Sous la battue parcimonieuse de Vedernikov, les musiciens du Nemzeti Filharmonikusok en livre une interprétation discrètement tendre.

Dix ans plus tôt, le très doué Alexandre Glazounov (qui fut collègue de Liadov au conservatoire de Saint-Pétersbourg) achevait pour Leopold Auer [2] son Concerto pour violon en la mineur Op.82 qui lui permit de respirer durant la plus laborieuse élaboration de la Symphonie en mi bémol majeur Op.83 n°8. Le jeune Kristóf Baráti [photo] ouvre la fête dans une paradoxale âpreté moelleuse, chantant assez librement. Sa conduite souple de la phrase convoque un aigu lumineux et un médium musclé. Si la précision satisfait, la confidentialité de la sonorité contraint l’orchestre à une appréhension cruellement timorée, alors même que l’écriture de cette œuvre invite une opulence plus généreuse. Cela dit, l’exécution demeure d’une grande tenue. Dans la cadence, le soliste affirme une virtuosité qui sait n’être pas virtuose, si l’on peut dire, telle qu’un Liszt put la penser, entre autres. Deux bis viennent remercier un public chaleureux : une page de Bach – comme d’habitude, serait-on tenté d’écrire –, mais auparavant la transcription pour violon solo, ô combien échevelée, que le Morave Heinrich Ernst (son Opus 26) effectua en 1854 d’Erlkönig, le Lied de Schubert : voilà un moment de méchanceté crue, forcenée, même, à l’issue duquel « In seinen Armen das Kind war tot » revêt une clarté d’une folle simplicité.

Strictement contemporaine, la Symphonie en ut mineur Op.43 n°3 d’Alexandre Scriabine est à comprendre dans l’influence des méditations plus ou moins mystiques du compositeur à partir de lectures philosophiques, dirons-nous largement. Affirmant un programme, elle prend des airs de poème symphonique aux vastes proportions, avec ses trois séquences enchaînées sans interruption. Dès Luttes, on saisit à quel point le chef a retenu sa fougue dans le concerto. Là, il profite de toute la richesse de l’œuvre dont il sert somptueusement la facture, avec la complicité de cuivres remarquables, y compris dans la nuance la plus infime. Soignant les contrastes comme les fondus, Alexandre Vedernikov signe une approche subtile, dessinant adroitement son chemin jusqu’en l’épaisseur particulièrement touffue des cordes, brossant des couleurs inédites et soulignant les audaces harmoniques. Voluptés bénéficie d’un lyrisme inspiré dont la richesse croise un extatisme né d’errements néo-wagnériens. Dans Le jeu divin, les savantes illuminations d’un Szymanowski (Symphonie n°3) et les fastes orgiastes d’un Mahler (Symphonie n°8) s’épousent en un entrelacs raffiné presque debussyste, étonnant de délicatesse chorale. Eh oui, il y a chez Scriabine du dandy aviné, de l’amoureux qui aime à en souffrir et même du moine fou ! C’est dans ses derniers accords, encore pompeux, que cette œuvre novatrice rejoint son temps. Flamboyante, l’interprétation de ce soir emporte les suffrages.

BB

  1. Aglavaine et Sélisette, drame symboliste de Maurice Maeterlinck, 1896.
  2. Leopold Auer (1845-1930) : violoniste hongrois (et grand oncle du compositeur György Ligeti), dédicataire de nombreuses œuvres, dont le Concerto Op.35 (1878) de Piotr Tchaïkovski, de la Suite de concert Op.28 (1809) de Sergeï Taneïev et le Concerto Op.54 d’Anton Arenski.