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Chroniques
Liederabend Gilles Ragon
œuvres de Beethoven, Liszt et Schumann
Le trente-neuvième Festival de l'Orangerie de Sceaux propose cet après-midi un programme d'une cohérence rare, qui plonge son auditoire dans les romantismes naissant de Beethoven, accompli de Schumann, puis médités par Liszt. Du médecin, critique politique et poète viennois d'origine morave Aloys Jeitteles, Ludwig van Beethoven mettait en musique An die ferne Geliebte, en 1816, soit six poèmes constituant le cycle dramatique opus 98, largement précurseur d'un habitus musical plus tardif.
Dès Auf dem Hügel sitz'ich, l'interprétation s'avère infiniment concentrée. Le piano de Jean-Louis Haguenauer cisèle la partition, tandis que Gilles Ragon détend sa phonation durant trois premières strophes qui vont s'ouvrant peu à peu. Le ténor se fait plus onctueux pour Wo die Berge so blau, précisant également la couleur du timbre qui en éclaire d'une douceur triste l'épisode central. Plus habitués à l'entendre à l'opéra, nous le découvrons diseur sensible, toujours proche du texte au service duquel il met un grand éventail de nuances. De fait, l'homme de théâtre montre son nez dans Leichte Segler in den Höhen (toute proportion gardée). Le vaillant Diese Wolken, plus angoissé, croise un piano copieusement contrasté, les interprètes transmettant idéalement l'urgence du passage. Si la conduite paraît prudente dans les premiers pas, elle s'articule plus fermement encore dans Es kehret der Maien, loin d’omettre une implication expressive raffinée – dans la modulation transitoire, notamment – avant que le piano seul fonde Nimm sie hin denn, diese Lieder, ultime épisode qui confirme la souplesse vocale attendue.
Une vingtaine d'années plus tard, Robert Schumann rend hommage à Beethoven à travers sa Fantaisie en ut majeur Op.17 que donne Jean-Louis Haguenauer. Le premier mouvement bénéficie d'un jeu plus manifestement coloré, mais aussi d'une certaine robustesse de ton souverainement contrariée par la subtile mobilité du tactus. Délicatement inspiré, le chant s'y dessine sur des motifs plus orchestraux. À la fois retenue et mouillée, la sonorité paraît soigneusement travaillée, sans excès d'opulence ni sècheresse malvenue. Directement brillant, le mouvement central n'exclut pas la pensée musicale, ici intériorisée jusqu'en ses traits les plus virtuoses. Le Langsam survient alors comme une pudique déambulation dont la nuance est maintenue : le pianiste signe une interprétation d'une grande tenue, altière sans sévérité, digne sans froideur, intérieure sans névrosisme.
Plus complexe paraît l'ouverture de la seconde partie, avec les transcriptions de Lieder de Schumann par Ferenc Liszt – dix ans ont passés, de « contaminations » (comme l'eurent dit les latins) en hommages. Widmung rencontre un phrasé souple qui dessine l'évidence du chant.
Voilà qui donne à penser comme l'artiste écoute le chanteur qu'il accompagne, le met en valeur mais également l'observe, respire avec lui dans l'exercice à deux, comme lui dans celui-ci, si particulier, qui globalise deux rôles. Plus encore que dans les œuvres précédentes l'on perçoit la qualité du piano mis à contribution, offrant un moelleux troublant au motif ornemental aigu. À un élégant et sans chichis Frühlings Ankunft succède l'onctuosité non affectée d'unNur wer die Sehnsucht kennt de rêve, dont fascine la respiration tendre. Et si Er ist's se révèle manifestement « chanté », le discret frémissement d'une sonorité délicatement lumineuse dépose une Frühlingsnacht qui laisse rêveur.
Enfin, bouclons la boucle avec l'un des plus célèbres cycles de Lieder, Dichterliebe Op.48, imaginé en 1840 par Schumann sur des poèmes d’Heinrich Heine. Un rien timoré dans le premier des seize chants qui le constituent, Gilles Ragon s'impose dès le deuxième, Aus meinen Tränen sprießen. L'interprétation se montre ensuite pleine d'esprit, jusqu'à suspendre durablement le public à ses lèvres à partir de Wenn ich in deine Augen seh, d'une douceur indicible. Le suivant est conduit comme une danse vocale, tandis qu’Im Rhein, im heiligen Strome se fait prière profondément sensuelle, en un trouble mélange – de l'érotisme particulier du songe amoureux dans un édifice religieux qui pourrait bien le condamner ; on le sait bien : il n'est rien de plus voluptueux que le péché et, de fait, l'exquise réalisation par Jean-Louis Haguenauer du postlude organistique prolonge en son soufre une comparaison d'autant plus délicieuse qu’elle est blasphématoire.
Avec un bouleversant Ich grolle nicht, l'on entre plus encore dans la tourmente (deuxième strophe, surtout). La voix se libère, révèle une richesse harmonique qu'on lui connaît à l'opéra et qui, dans ce cadre, surprend positivement.Das ist ein Flöten und Geigen nous est alors confié, puis Hör'ich das Liedchen klingen d'un pianissimo saisissant d'égalité, suave et nauséeux. La richesse d'expression des artiste ravit encore dans la digression vengeresse, puis dans la caresse douloureuse suspendue au geste musical, jusqu'à l'étrange confusion des accords piqués qui concluent Ich hab'im Traum geweinet dans l'émotion nue. Morbide, le rêve colore son poison, affreusement sensible et diablement intelligent. Le ténor ne s'y trompe pas : la fermeté mi-figue mi-raisin de son Die alten, bösen Lieder annonce à juste titre les macabres contorsions mahlériennes, de même que le figuralisme simple et troublant qui sombre dans le piano – ohne Stimme, pourrait-on dire.
Trois bis saluent l'enthousiasme du public : une boutade goethéenne de Clara Wieck et sa Lorelei (elle aussi empruntée à Heine), séparée par Widmung de l'époux. Outre une saison lyrique généreuse (Salammbô, Tosca, Tannhäuser, etc.), Gilles Ragon donnera bientôt les mélodies d'Albert Roussel (Tourcoing). À suivre…
BB