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Chroniques
Liederabend Jonas Kaufmann
Duparc, Liszt, Mahler et Strauss
Il ne faut pas attendre bien longtemps pour être fixé sur ce qui nous attend : « Vergiftet sind meine Lieder, wie könnte es anders sein ? » (« Mes chants sont empoisonnés, comment pourrait-il en être autrement ? »). On avait quitté Jonas Kaufmann dans ce même lieu avec La belle meunière, on le retrouve dans un programme exigeant introduit par ce Lied de Franz Liszt, d'une beauté menaçante, âpre et sans concession. Il est évident qu'à la différence du piano, l'écriture pour la voix prend chez Liszt une tournure autrement plus concentrée, loin des concessions virtuoses et volatiles. Cette affirmation, le ténor allemand la fait sienne. Le ton est impérieux, la phrase injonctive, assénée avec une autorité qui en dit long sur ses intentions et ses capacités. L'impact ouaté de l'intonation forme la base d'appui d'une voix qui, d'emblée, se joue des difficultés et séduit irrésistiblement. Les voyages dans le registre aigu font percevoir le placement idéal entre masque et palais, si caractéristique chez cet interprète. Impression tout juste perturbée dans Im Rhein im schönen Strome par la présence de quelques sons baillés (« die Augen, die Lippen, dis Wänglein… ») et la fâcheuse tendance d'Helmut Deutsch, en ce début de récital, à noyer dans la pédale la projection naturelle de la voix. L'antagonisme ne verse jamais dans l'oxymore interprétative, même si l'oreille doit prendre quelques minutes pour apprivoiser la différence de portée dynamique, en partie explicable par le recul du piano quasi contre le rideau de fond, bien en-deçà de l'espace de la fosse. Ces réserves techniques ne pèsent pas grand-chose en comparaison avec l'expressivité d'une voix qui invite et génère une proximité immédiate par la qualité de la modulation et l'abattage de l'articulation.
Freudvoll und Leidvoll traduit musicalement cette ellipse goethéenne du sentiment – forme brève qui a tout juste le temps de se déployer et disparaître avant qu'on s'en rende compte. Moins connu que la version de Schubert et, dans un sens, plus ancré dans la narration, Es war ein könig in Thule met à nu certains efforts dans l'aigu qu'on ne percevait pas jusqu'alors, hélas peu soutenus par un piano trop rectiligne. Ces mêmes fêlures dans le déploiement de la ligne se muent en une somptueuse plus-value expressive dans Ihr Glocken von Marling, sommet absolu de ce premier bouquet de lieder, parcouru d'un bout à l'autre par la sensation d'un aboutissement prodigieux. Peu importe si Die drei Zigeuner pèche par le souvenir confus d'interprètes plus inspirés et peut-être plus théâtraux que Jonas Kaufmann. On lui sait gré de nous surprendre par une entame quasi parlando et l'écoute du piano au travers de sa respiration. Jamais trop dramatique, la voix écoute le sentiment de l'autre, sans rester dans le masque pour y chercher l'artifice et les joliesses. Cette caractérisation pourrait poser problème dans d'autres répertoires, à commencer par Hugo Wolf – moins pudique de style et d'effets que Liszt, par exemple. Cette remarque vaut également pour le piano d'Helmut Deutsch, aux trilles impeccables et bien peu narquois – plus proches d'une danse d'elfes que d'un violon tsigane.
Les Rückert Lieder (Mahler) lèvent toute l'appréhension qu'on pouvait avoir à entendre une tessiture insolite dans un répertoire déjà fourni en versions baryton et mezzo-soprano. Il faut dire que l'exigence de l'écriture dans des pages comme Ich atmet' einen linden Duft pose, de fait, la question de l'aisance dans un répertoire dédié traditionnellement à des registres plus sombres. Jonas Kaufmann fait oublier la difficulté inouïe que constitue maîtrise du souffle et de la ligne, notamment par une façon unique (et dont les enregistrements ne rendent qu'un lointain aperçu) de lisser les allitérations dans un legato aérien – avantage flagrant d'une tessiture privilégiant par nature l'allègement de la texture sonore. Liebst du um Schönheitsemble un rien distant, comme si la beauté du chant restait à distance, exposée sous verre ; même constat pour Blicke mir micht in die Lieder, chanté dos contre le piano, dans une concentration à fleur de syllabes et qui refuse tout épanchement. Les deux chants conclusifs font mentir ce désir d'abandon qui venait de s'exprimer. Dans Ich bin der Welt abhanden gekommen, le continuum harmonique laisse oublier la nature articulatoire de la voix. Dès que la ligne retrouve une horizontalité extatique, il sait comme nul autre laisser infuser l'émission, la faire sourdre plutôt que de la projeter simplement. Le voile du timbre et la porosité de la tessiture vers le registre grave deviennent alors atouts majeurs. Um Mitternacht révèle des sonorités vieil-or et un dégradé des teintes d'une beauté insolente, malgré une émission sage et sans relief excessif.
Avec Henri Duparc, on ne quitte pas vraiment l'espace référentiel du Lied allemand ; du moins, pas les wagnérismes de rigueur et cette harmonie fuyante qui fait la qualité de ces mélodies. Or, si le choix des textes reflète cette tentative périlleuse d'élever le discours musical à la hauteur de leur intérêt poétique et littéraire, cette impossible combinaison n'est jamais pleinement satisfaisante. On peut savoir gré à Duparc d'avoir su exprimer sans l'exagérer tout le suc mélodique de L'invitation au voyage de Baudelaire. La partie de piano est remarquablement interprétée par un Helmut Deutsch regardant au delà de la partition pour alléger le propos sans amoindrir la charge expressive. Sur un ondoiement infini de tremolos, Jonas Kaufmann libère un flux délié qui confond l'expression vocale avec la technique d'un instrument soliste. Si le ralenti autorisé par la densité timbrique permet d'entendre toutes les nuances, il augmente parfois la perception de certains phonèmes étranges, plus ou moins apparents en fonction de l'attaque. Phidylé concentre le grain au plus haut de ce qu'on est en droit d'espérer d'un interprète de ce niveau-là. La respiration du piano crée une vraie circulation polyphonique, loin des aplats décoratifs que pourraient faire craindre le poème de Leconte de Lisle. La couleur melliflue et les vapeurs sfumato s'y réunissent comme jamais auparavant, élevant le son à la hauteur d'un élément discursif à part entière. Les trois mélodies suivantes baissent en intensité, soit par l'incommodité à suivre un cadre rythmique trop hétérogène (Le manoir de Rosamonde) ou lorsque les changements de registre obligent à recourir à la voix de tête pour garantir la tenue du chant (Chanson triste). Dans La vie antérieure, certaines zones de la voix manquent de netteté, malgré les efforts évidents pour rendre le texte intelligible.
Le récital se conclut avec l'écriture postromantique de Richard Strauss, idéalement dévouée à l'expression vocale du Lied et de l'opéra. Malgré la tenue et la maîtrise de son chant, le Strauss de Kaufmann fuit dans la beauté plastique du timbre la référence opératique. Le ténor module à merveille sa voix pour en présenter la face la plus séduisante, sans concéder à l'incarnation une attention qui dépasserait les simples considérations de tenue et d'adéquation technique. Schön sind, doch kalt die Himmelssterne, Heimliche Aufforderung, Schlechtes Wetter et Cäcilie sont d'un niveau d'interprétation irréprochable et nombre de chanteurs seraient bien heureux de parvenir à un tel degré de perfection. Ils sont pourtant à placer au dessous de Befreit et surtout Morgen!, deux moments inoubliables qui laisseront une trace indélébile dans notre mémoire. La façon de créer un corps sonore autour de la phrase ne laisse pas de séduire, on en oublierait presque cette manière unique de regarder le soleil en face, résultat d'une extrême concentration sans effort perceptible. Le final de Befreit est, sur ce point, remarquable, en forme d'arc qui se déploie et retombe sur une note tenue, aux reflets tremblés. Dans Morgen! la couleur ambrée et l'intonation diffuse permettent des alliages littéralement inouïs. On n'ose imaginer ce que produirait une telle voix avec de tels moyens dans un prochain Winterreise, un projet désormais en forme d'évidence.
Ce soir, pas moins de six bis sont nécessaires pour combler le public.
Même si l'on admire la vaillance et l'ambition de répondre à cette attente, on ne saurait placer les Lieder choisis au même degré que les précédents. L'atmosphère se fait plus détendue, notamment dans le très humoristique (mais si peu public) Ach weh mir unglückschaftem Mann. Même si Kaufmann se permet des prouesses peu regardantes techniquement parlant (Freundliche Vision ou Zueignung), il faut attendre Franz Lehár pour le voir concéder un pas de côté vers la scène d'opéra, celle du Pays du sourire et de son célébrissime Dein ist mein ganzes Herz.
Une soirée à marquer d'une pierre blanche…
DV