Chroniques

par bertrand bolognesi

Liederabend Marlis Petersen et Camillo Radicke
Brahms, Grieg, Gulda, Loewe, Medtner, Merikanto,

Nielsen, Schreker, Sommer, Stenhammar, Wolf, Zemlinsky, etc.
Münchner Opernfestspiele / Prinzregententheater, Munich
- 24 juillet 2019
Un superbe récital de Lieder autour des elfes, par le soprano Marlis Petersen
© wilfried hösl

C’est un rendez-vous intimiste qui clôt notre approche de l’édition 2019 du prestigieux Münchner Opernfestspiele. Au Prinzregententheater, le soprano Marlis Petersen donne une soirée de Lieder qui explore l’aspect fantastique du romantisme tardif, avec ses créatures de conte. Le programme s’articule en trois parties, avec Nixen und Nöck et Elfen pour commencer, puis, après l’entracte, la suite d’Elfen et enfin Nordlichter – soit Sirènes et faunes, Elfes et Aurores boréales. En prologue à un voyage passionnant à travers la production de compositeurs presque tous très rares en salle comme au disque, voici le quatrième des Fünf Lieder Op.7 d’Hans Pfitzner, Lockung (Charme) – poème d’Eichendorff. Sur le doux balancement pianistique, délicatement déposé par Camillo Radicke, Marlis Petersen, d’emblée dans le texte, raconte les chansons d’autrefois dans le secret bruissement des arbres, quand les ondines invitent à l’amour.

Et le cycle Nixen und Nöck de commencer, avec Lore im Nachen, premier épisode de Lorelei Op.13 d’Hans Sommer [lire notre critique CD]. L’évocation de la légendaire figure rhénane bénéficie d’un piano subtilement rond et de l’indéniable talent de diseuse du soprano, dans une veine venue de la grande tradition des Liedersänger. Incursion en Norvège, avec Med en vandlilje, extrait de Seks digt af Henrik Ibsen Op.25 d’Edvard Grieg : l’enthousiasme presque dansant du clavier virevolte avec la voix, idéalement souple dans l’onde dangereuse des lacs. Du natif de Stuttgart (où Marlis Petersen commença l’étude du chant) Hermann Reutter (1900-1985), nous découvrons le huitième des Lieder nach Gedichten von Riccarda Huch, Ondine solitaire (Einsame Nixe), introduit par un piano questionneur qui amène un récitatif dubitatif dont le quasi Sprechgesang erre dans l’énigmatique pénombre des marais. Sans démonstration aucune, le chant naît de la parole, splendide d’expressivité. Retour au passé avec Der Nöck Op.129 (c.1860) de Carl Loewe, dont les artistes affirment le lyrisme flamboyant, dans l’imitation de la harpe. La deuxième strophe s’enchaîne en ritournelle, dans un souvenir schubertien assez évident. À Oslo, le 19 décembre 1885, était créé Alte Weisen Op.1, six mélodies du presque trentenaire Christian Sinding (1856-1941), alors considéré comme le continuateur de Grieg. L’ondoiement nauséeux d’Ich fürcht nit Gespenster (Je ne crains pas les fantômes) semble plus proche de Schumann. Au terme de la ballade, le valeureux narrateur a vaincu la sournoise créature des eaux. Il y a douze ans disparaissait ici, à Munich, Harald Genzmer, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. De son Liederbuch de 1941, Stimmen in Strom (Voix dans la marée) conclut le premier round du récital, non sans laisser penser que le compositeur se sera réfugié dans un rêve noir tandis que tonnait la guerre alentours. La voix s’y déploie, agile et longue [lire nos chroniques de Lulu à Munich et à New York].

Les trois parties suivantes comptent chacune six Lieder. Elfen I est amorcé par une page de Schlichte Weisen Op.76 de Max Reger, édité entre 1904 et 1912. Maiennacht (Nuit de mai) plante nonchalamment le décor pastoral et nocturne avant que, sous la lune, l’elfe féconde un bourgeon – la sensualité de la voix enveloppe la sicilienne mélancolique qui l’accompagne. On se souvient peu que le chef d’orchestre Bruno Walter (1876-1962) fut aussi compositeur. En 1910, il fit publier à Vienne Sechs Lieder für Singstimme, recueil également connu sous le nom d’Eichendorff-Lieder. Tout de fraîcheur glamour, proche de la manière straussienne, Elfe papillonne avec bonheur. En 1904, le jeune Russe Nikolaï Medtner achève ses douze Goethe-Lieder. Avec sa chaloupe délicieuse, l’opulence particulière d’Elfenliedchen s’inscrit tout naturellement dans cette belle anthologie. Julius Weismann n’est pas non plus des plus connus, avouons-le : né en Forêt Noire en 1879, il fit ses études à Munich. Ses Fünf Lieder von Eichendorff Op. 43 furent édités en 1912. Avec le quatrième, Elfe, nous retrouvons le poème mis en musique par Walter dans les mêmes années. Il prend cette fois une allure funambule qui demeure en suspens. Rien de tel avec Irrlichter Op.62 n°6 de Loewe, bref racontar pittoresque auquel la chanteuse accorde, à juste titre, une facétieuse clownerie contrastant avec Sommerabend, premier des Sechs Lieder Op.85 de Brahms, d’une tendresse concentrée.

Après l’entracte, Elfen II est ouvert par Hugo Wolf et le seizième des Mörike-Lieder : complices, Marlis Petersen et Camillo Radicke s’amusent des aventures contées par l’Elfenlied, enfantin et théâtral. Un bond dans le temps, avec les Vier Eichendorff-Lieder composés par Friedrich Gulda (1930-2000) en 1946, et, toujours, Elfe, troisième version, inquiète, sur une inexorable boîte à musique. L’auteur le plus présent de la soirée est décidément Loewe, dont nous entendons maintenant la valse brillante Die Sylphide Op.9 n°2, dans une interprétation très enlevée. Les lumières magiques sont bien à l’œuvre dans les premiers pas de Spuk Op.7 n°4 de Franz Schreker, fort ensorcelant. Le Saxon Hermann Zumpe (1850-1903) connut une belle carrière de chef d’orchestre qui l’a mené à la tête de la Bayerische Staatsoper, carrière interrompue prématurément par un arrêt cardiaque. En 1895 étaient publiés à Leipzig ses Fünf Lieder dont nous découvrons ce soir Liederseelen (le n°2) où opère une vaste langueur qui fait profiter pleinement de la voix. La section se termine sur Und hat der Tag all seine Qual Op.8 n°2 d’Alexander von Zemlinsky où la délicatesse de l’accompagnateur fait merveille de couleurs.

Pour finir, pianiste et soprano offrent une plongée dans la musique du Nord. À partir d’un poème d’Helge Rode (1870-1937) paru deux ans plus tôt, Carl Nielsen écrit en 1916 Ariels Sang (Chanson d’Ariel). Cette épopée de l’espoir, sur un gracile vacillement instrumental, laisse à Marlis Petersen développer un franc lyrisme, en langue danoise. On retrouve Sinding qui, en 1893, compose Fem Galmandssange Op.22 sur des poèmes de son compatriote Vilhelm Krag (1871-1933). Le troisième, Majnat (Nuit de mai), s’inscrit dans une nostalgie des histoires d’elfes à la rescousse d’une mélancolie tragique, amenée avec grande sensibilité par le chant et par le dépouillement extrême de l’écriture pianistique. Écrit à la fin du XIXe siècle sur des vers du très tourmenté Gustaf Fröding (1860-1911), Fyra svenska sånger Op.43 (Quatre chansons suédoises) de Vilhelm Stenhammar (1871-1927) se démarque nettement des souvenirs du romantisme allemand, au point de sembler presque slave. En témoigne Fylgia, ballade passionnée dont les interprètes transmettent l’ardeur brûlante. Cap sur la Finlande, avec Aarre Merikanto (1893-1958) et Yrjö Kilpinen (1892-1959). Le premier illustre un poème d’Aaro Hellaakoski (1893-1952), Kesäyö (Nuit d’été), aérienne méditation, quand le second écrit ses quatre Hochgebirgswinter Op.99 sur l’allemand d’Hermann Hesse : Berggeist (L’esprit de la montagne) montre un expressionisme sombre, sur le glas obstiné du piano. Cette belle soirée s’achève sur le péremptoire Hamraborgin (Le château de la falaise) de l’Islandais Sigvaldi Kaldalóns (1881-1946), livré dans une inflexion généreuse. L’enthousiasme du public montre, une nouvelle fois, qu’un programme moins attendu – qui plus est si talentueusement donné ! – s’avère souvent gagnant.

BB