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Chroniques
Liederabend Petra Lang
Brahms, Mahler, Schumann et Wolf
Chevelure rousse et sourire ravageur, le mezzo-soprano allemand Petra Lang s'installe pour un peu plus d'une heure et demie à l'Auditorium du Louvre dont elle charmera l'auditoire tout au long de ce Liederabend. Si nous connaissons bien la cantatrice pour l'applaudir régulièrement à la scène [lire nos chroniques du 28 mars 2004 et du 5 mai 2008] comme au concert [lire nos chroniques du 29 octobre 2004 et du 27 mars 2005], reste à découvrir la diseuse.
La soirée est ouverte par six des Deutsche Volkslieder écrits par Johannes Brahms en 1894. Les premiers pas accusent quelques soucis de stabilité, notamment sur les passages les plus délicatement nuancés, comme c'est souvent le cas avec les voix bénéficiant d'un format généreux. Après un Soll sich der Mond nicht heller scheinen (WoO 33 n°35) relativement terne, la franche naïveté, délicieuse mais jamais mièvre, de Dort in den Weiden steht ein Haus (WoO 33 n°31) convainc. D'une expressivité légèrement plus théâtrale, Die Sonne scheint nicht mehr (WoO 33 n°5) finit de poser une voix qui ne s'est pas immédiatement livrée
Au piano, l'inflexion schumanienne de Da unten im Tale (WoO 33 n°6) trouve en Charles Spencer un serviteur idéal, soignant la rondeur de la sonorité comme la tendresse du phrasé. On apprécie le grave avantageusement épicé de Petra Lang dans Es ging ein Maildlein zarte (WoO 33 n°21), sans conteste la mélodie la plus aboutie des six choisies. La musicienne tient l'écoute par un climat qu'en grande artiste elle sait remarquablement entretenir. Après Es steht ein Lind (WoO 33 n°41), il faut bien conclure que cet opus demeure plutôt anecdotique dans la production brahmsienne.
Ces jolies platitudes seront d'autant révélées pour ce qu'elles sont par le cycle Frauenliebe und Leben Op.42. Il est intéressant d'observer que Robert Schumann choisit en 1840 un recueil publié dix ans plus tôt par un poète d'origine française –Adalbert von Chamisso, alias Louis-Adélaïde de Chamissot –dont l'allemand, qu'il maîtrise dans la vie, n'est pas la langue maternelle. L'absolu romantisme, ouvert par Je suis aveugle au monde et conclu par Au cœur de mon cœur je me retirerai, s'isole plus assurément encore par un tel choix, cédant à sa triture une langue d'adoption, qui plus est celle d'un homme dont le destin toujours oscillera entre ses carrières militaire, littéraire et scientifique, tantôt à Berlin, tantôt en Vendée, et même sur un vaisseau russe !
Petra Lang intègre miraculeusement ces subtilités, fréquentant intelligemment un texte qu'elle transmet par une surprenante souplesse vocale. Comme le titre le laisse présumer (L'amour et la vie d'une femme), le cycle est en mélodrame dont la chanteuse distille chaque pas avec autant d'art que de naturel. La narration s'y fait sensible, vibrante l'expression, dans un lyrisme désormais pleinement offert, autorisée par un timbre riche et une maîtrise instrumentale sans faille (attaque redoutable de Süsser Freund, du blickest, virevolte d'An meinem Herzen, an meiner Brust, etc.). Du meine Welt sonnera dans une égalité recueillie, laissant le piano dire l'indicible.
À l'inverse, Hugo Wolf conçut ses Lieder dans un respect maniaque des poèmes qu'il se donnait à chanter. « Son art est d'abord un art de l'écoute du texte, précise Frédéric Wandelière (in Hugo Wolf et la poésie : l'unité retrouvée). Wolf a reproché à Schubert, comme à Schumann et à Brahms, d'imposer aux poèmes qu'ils avaient mis en musique une ligne mélodique qui négligeait la prosodie, la plastique sonore des syllabes, des mots et des vers, à tel point qu'ils s'étaient permis de répéter des mots, voire des groupes de mots et même des vers entiers, pour les faire entrer dans la ligne mélodique, Schumann allant jusqu'à remplacer des mots par commodité. Wolf ne prend quasiment jamais de telles libertés ». Florian Rodari lui fait écho (in La voix, l'envol) : « S'approchant de ses modèles, Hugo Wolf entend chaque fois le génie particulier de la langue et en restitue scrupuleusement la qualité phonétique. Aucun compositeur, avant lui, n'avait cherché à exploiter avec autant de ferveur les liens qu'entretiennent, dans l'expression d'une vérité, la langue et la voix » – ses deux essais sont regroupés dans Le Tombeau d'Anacréon, Éditions La Dogana, Genève, 2004.
Des Mörike Lieder, vaste corpus d'une cinquantaine de mélodies empruntant à Eduard Mörike, Petra Lang et Charles Spencer font entendre quatre extraits. La tempétueuse Rencontre dont les syncopes se cristallisent bientôt en trilles mouillés (Begegnung) saisit l'écoute, Lebe wohl !, ultime Langsam passionné, laissé pour compte, contraste par son dramatisme affirmé, tandis que Storchenbotschaft révèle une conteuse inspirée qui colore avec inventivité, non sans panache, ses évocations et incarnations. Petra Lang use d'une délicate mezza voce pour Das verlassene Mägdlein, sans doute l'une des plus belles pages de Wolf, dont elle révèle toute l'émotion.
Entre 1899 et 1904, Gustav Mahler s'inspire à plusieurs reprises de l'orientaliste Friedrich Rückert. Seront bientôt publiés les cinq Kindertotenlieder formant volontairement cycle, et cinq mélodies éparses que par la suite l'on regroupa sous le nom de Rückert Lieder, sans pour autant qu'une unité thématique les traversât. Le doux legato de Charles Spencer invite un chant fluide et moelleux pour Ich atmet' einen linden Duft qui montre tout de suite l'affinité de la chanteuse avec cette musique. Avec grande sensibilité, elle sert les « Liebe » répétés de Liebst du um Schönheit, mais des hésitations d'intonations contraignent quelque peu l'expressivité dans Blicke mir nicht in die Lieder au redoutables modulations. Sans doute la plus orchestrale de ces pages, Um Mitternacht s'inscrit déjà dans une dimension plus large que ne démentira pas un bouleversant Ich bin der Welt abhanden gekommen.
À l'enthousiasme du public sont offerts deux extraits des Knaben Wunderhorn Lieder : l'extatique Urlicht dont Mahler fit le quatrième mouvement de sa Résurrection (Symphonie en ut mineur n°2), et Rheinlegendchen.
BB