Chroniques

par jorge pacheco

Limbus-Limbo
opéra de Stefano Gervasoni

Opéra Comique, Paris
- 4 décembre 2012
Limbus-Limbo, un opéra bouffe de Stefano Gervasoni
© dr

La musique de notre temps est chose bien sérieuse. Jadis si apprécié, le rire est, depuis un certain temps, l’invité indésirable des soirées musicales où règnent dès lors des personnages graves et gris qui, sourcils froncés, rivalisent d'intelligence. Le postromantisme germanique triomphant et ses acolytes vingtiémiste (pensons par exemple à l'espace consacré à l'humour dans l'œuvre de Boulez) n'y sont peut-être pas pour rien dans cette affaire et dans la retraite progressive des genres musicaux destinés à éveiller la bonne humeur. Pourtant, il est prouvé que faire rire n'est pas aussi facile qu'on le croît.

Autant de raisons pour saluer l'initiative des Percussions de Strasbourg qui, pour célébrer leurs cinquante ans, passèrent commande à Stefano Gervasoni d'un opera buffa, renouant avec un genre pratiquement éteint (à quelques honorables exceptions près, parmi lesquelles nous pouvons citer Oscar Strasnoy – Le bal et Geschichte [lire nos chroniques des 13 et 15 janvier 2012]). Ainsi voit le jour Limbus-Limbo, opéra en sept scènes sur un livret de Patrick Hahn créé récemment au Théâtre National de Strasbourg et repris ce soir à l'Opéra Comique pour une unique représentation. La mise en scène est d’Ingrid von Wantoch Rekowsky, dont le travail sur A-Ronne de Berio reste une référence [lire notre chronique du 11 juin 2006]

L'argument situe le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) et le philosophe italien Giordano Bruno (accusé d'hérésie et condamné au bûcher en 1600) dans les limbes. Alors qu'ils semblent tous deux s'ennuyer profondément dans cet espace sans temps, arrive une belle veuve nommée Tina, qui va les rendre à leurs passions terrestres : à Bruno, son préféré, le désir, et à Carl, l'exclu, la jalousie. Ce triangle est cependant interrompu par la nouvelle de l'« abolition » des limbes, décrétée en 2007 par Benoît XVI, décision qui condamne les trois personnages à l'enfer et les plonge dans l'incertitude. Pour Gervasoni, cette fin inattendue se veut une métaphore de la situation actuelle de l'artiste : les limbes seraient un entre-deux confortable où celui-ci est protégé et imperméable aux influences externes, et leur abolition la confrontation à une réalité moins facile où chacun fait de son mieux pour créer son langage propre en portant la croix de multiples influences.

La partition, qui ajoute aux percussions une flûte à bec, un cor et un cymbalum, individualité sonore de chacun des trois personnages, est d'une richesse remarquable, non seulement par sa beauté purement musicale, mais aussi par son adéquation à la narration. Pour induire le rire, le style du compositeur se voit parasité de références à la « variété », ce qui s'avère « musicalement drôle » dès lors que ce procédé contrarie les attentes de l'auditeur type de musique contemporaine. Nous sommes ainsi témoins d'un détournement qui fait passer d'un rythme de valse à la chanson de music hall par le biais de déformations fort savantes, sans pour autant que ces références prennent le dessus sur le tissu sonore. La prestation des percussionnistes, qui prennent le relai pour diriger d'une main alors que l'autre s'occupe d'un ou plusieurs instruments, est tout aussi brillante. En arrière-plan mais visibles pendant le déroulement de la pièce, ils envahissent, à la fin, l'espace consacré à la fiction et s'installent au centre de la scène.

De son côté, la mise en scène est très ingénieuse. Avec une estrade circulaire tournante Ingrid von Wantoch Rekowsky arrive à transmettre la sensation d'une dimension en dehors du temps et de l'espace, tout en donnant l'illusion d'un mouvement qui pourrait être infini.

Tout semble ainsi aller pour le mieux dans cette production. Malheureusement, un seul détail suffit pour démanteler le projet : quoiqu’affichant les prétentions d'un opera buffa le spectacle n'est nullement drôle. Sans lecture préalable du programme, l'action s'avère assez confuse, ce à quoi contribue la présence de trois comédiens qui n'interviennent qu'à travers des gesticulations forcées perturbant énormément l'attention. Le plurilinguisme du livret n'aide en rien à éclaircir la narration et laisse l’impression qu'entre le rire et le spectateur s'interposent trop de références savantes.

Les chanteurs servent favorablement la partition, surtout Juliet Fraser, ravissante dans son rôle de blonde platine, dont l'air d'entrée Sorry, sorry exprime bien l'angoisse et le caractère perturbé du personnage.

En fin de soirée, applaudissements mous et quelques huées sont les réactions majoritaires du public envers une pièce qui, malgré ses qualités musicales, son originalité et son livret savant, n'arrive pas à remplir les attentes que suscite un compositeur de la taille de Gervasoni [lire notre critique du CD]. Nous saluons, toutefois, et cela sans ambages, son courage, celui des Percussions de Strasbourg et de l'Opéra Comique d'avoir conçu un projet qui servira peut-être de référence à un futur regain du rire en musique.

JP