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Chroniques
Lohengrin
opéra de Richard Wagner
Après avoir quitté son poste de directeur musical de l’Opéra national de Paris, Gustavo Dudamel ne revient pas passer quelques semaines à Paris pour conduire le projet Lohengrin. Celui qui le remplace, le jeune Alexander Soddy (quarante ans), n’est pas tout à fait inconnu du public parisien puisqu’en début d’année il menait la fosse du Palais Garnier pour les représentations de Peter Grimes [lire notre chronique du 26 janvier 2023]. Quant à nous, c’est précisément dans Lohengrin que nous avons pu apprécier pour la première fois le talents du musicien britannique : c’était à Mannheim où la mise en scène un rien sulfureuse de Tilman Knabe faisait grincer plus d’une mâchoire lyricophile [lire notre chronique du 18 février 2017]. Six ans plus tard, Soddy apporte à l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sa connaissance du répertoire allemand et l’expérience acquise de cette œuvre. Il entame le premier Vorspiel dans une douceur secrète qui magnifie les images projetées sur un écran qui va grandissant peu à peu, à mesure que la musique elle aussi se déploie. Dans un amble confortable à l’idéale progression, la lecture s’installe sans s’inscrire exclusivement dans la tension dramatique : elle en dépasse le territoire pour voguer vers les cimes d’un conte mystique qu’elle investit à long terme. Chaque pupitre affirme non seulement bonne santé mais encore une musicalité savamment cultivée, sans jamais baisser la garde. Le placement dans les loges latérales des sonneries qui convoquent le tribunal de Brabant prennent dès lors un relief impressionnant, plongée dans l’instant quand l’ensemble porte vers une dimension plus vaste, en parfaite adéquation avec les choix de la mise en scène. Attentif à l’équilibre entre son instrument et celui des chanteurs, Alexander Soddy signe, sans esbrouffe, un grand Lohengrin, à l’instar de ses Fidelio et Salome qui ravirent l’oreille outre-Rhin [lire nos chroniques du 29 janvier 2018 et du 7 juillet 2019].
Outre les artistes du Chœur maison, dûment préparés par l’excellente Ching-Lien Wu, qui livrent une prestation des grands soirs, il faut saluer une équipe de solistes vocaux efficace et loyalement engagée dans le spectacle, jusqu’en ses moindres détails. Le quatuor de Nobles Enfants forme un bel ensemble grâce à la bonne intelligence qui règne entre Yasuko Arita, Joumana El Amiouni, Caroline Bibas et Isabelle Escalier. De même en va-t-il des quatre Seigneurs, vaillamment tenus par Bernard Arrieta [lire notre chronique des Troyens], Chae Hoon Baek, John Bernard [lire notre chronique de Moses und Aron] et Julien Joguet [lire nos chroniques de La fille de neige et de Lady Macbeth de Mzensk]. D’une autorité douce, jamais démonstrative, Shenyang campe un Héraut à l’évidence veloutée [lire nos chroniques de Rodelinda et de Parsifal à Bruxelles]. La basse Kwangchul Youn étant souffrante, il revient à Tareq Nazmi d’assumer la partie de L’Oiseleur : on retrouve avec bonheur ce jeune gosier vigoureusement impacté auquel nul rôle semble devoir résister [lire nos chroniques de Make no noise, Boris Godounov, Les Indes galantes, Szenen aus Goethes Faust, Die Zauberflöte et Parsifal à Genève].
En revanche, la baryton Wolfgang Koch, très souvent applaudi [lire nos chroniques de Palestrina, Fidelio à Munich, Die Frau ohne Schatten à Salzbourg et à Munich, Das Rheingold, Siegfried, Parsifal à Salzbourg et à Munich, Die Meistersinger von Nürnberg, Dantons Tod, Die Vögel et Die Teufel von Loudun], paraît désormais privé des moyens vocaux permettant d’incarner le farouche Telramund. L’absence cruelle de graves pendant l’Acte I est accentuée au suivant par une désintégration de tous les registres. Le personnage tient toutefois, grâce à l’option dramaturgique (nous y arrivons bientôt). Immense Isolde, Brünnhilde ô combien mémorable, on n’en finirait pas de louer les prouesses, wagnériennes et autres, de Nina Stemme ! Ce soir, elle offre une Ortrud impérative dont la voix envahit tout l’espace, magnifique. D’un timbre mordoré, le soprano sud-africain Johanni van Oostrum défend une Elsa, théâtralement complexe, d’un legato généreux qui pallie la discrétion du format [lire nos chroniques de Die tote Stadt, Der Freischütz et Tannhäuser]. Enfin, qui d’autre que Piotr Beczała pour le rôle-titre ? Après l’avoir si bien chanté ici et là [lire nos chroniques de ses prestations à Dresde puis à Bayreuth], le ténor polonais prête au Lohengrin parisien la lumière si particulière de son aigu, la présence et l’ardeur de sa vocalité [lire nos chroniques de Die Entführung aus dem Serail, Werther, Rigoletto, La bohème, La traviata, Un ballo in maschera, Manon et de sa Liederabend salzbourgeoise].
Pour avoir grandement apprécié la Salome qu’il réalisait à Stuttgart et le passionnant Moine noir d’Avignon, déploré ensuite son Nez munichois, moins inspiré [lire nos chroniques du 6 juillet 2019, puis des 10 et 20 juillet 2022], puis s’être instantanément laissé fasciner par l’extraordinaire Femme de Tchaïkovski parue sur les écrans français ce printemps, le seul nom de Kirill Serebrennikov intriguait beaucoup. D’emblée, cette excitation n’est point déçue. Avec la complicité du dramaturge Daniil Orlov, l’artiste russe envisage l’argument du seul point de vue d’Elsa, traumatisée par la disparition de son jeune frère au front. Sur le premier prélude, un petit écran à bords arrondis accueille la projection du film noir et blanc d’Alan Mandelshtam montrant un jeune homme dans la forêt, en route vers la baignade où il plonge nu. Des ailes sont tatouées sur ses épaules. Le format de l’écran s’élargit peu à peu, jusqu’à prendre tout le cadre de scène puis disparaître lorsqu’apparaît le décor d’Olga Pavluk, intérieur vide en quatre espaces : deux salles séparées par un hall central et une petite salle de bain à l’extrême droite du dispositif. Tunique noire sur torse nu, tête enfouie dans un casque-bulle de verre fumé, surviennent des personnages imaginaires, munis de longues trompettes tour à tour utilisées pour ce qu’elles paraissent être ou comme des épées et des longues-vues. En peignoir, Elsa se tortille ou danse, lorsqu’elle n’est pas occupée à dessiner rageusement ce type de motifs en cercles infinis qui, pratiqués par l’enfant vers son dix-huitième mois, symbolisent le va-et-vient de la mère (éloignement et retour), et, lorsqu’ils reviennent sous le crayon de l’adulte, indiquent une errance psychotique grave. En surplomb du décor, un espace délimité en trois zones mitoyennes accueillent la vidéo, omniprésente mais parfaitement intégrée à la scénographie : c’est la guerre qui envahit les regards, la guerre dans sa réalité la plus crue, sans joliesse, la guerre sale, atroce, interminable. Soudain entièrement nue, Elsa rejoint son double, puis une troisième, dans une dislocation schizophrène vertigineuse. Tandis que deux danseurs inventent un decorum spécifique à la survenue du chevalier, chacun arborant une aile, qui bientôt se rejoignent au centre, un projecteur aveugle le public, comme dans un numéro de prestidigitation, et laisse apparaître le héros. Un chassé-croisé de sabres lumineux enlève la chorégraphie du duel par Evgueny Kulagin qui n’en laisse rien percevoir – l’art de la symbolisation est à son comble.
L’Acte II utilise le même espace, meublé cette fois. Une salle à manger règne à droite, plus ou moins art déco, ornée d’un bas-relief représentant Léda – dans la légende, Zeus transformé en cygne la séduit, de sorte que s’invente ici un complexe de Léda comme symptôme de survie d’Elsa pour réussir à faire avec le traumatisme de guerre. Le hall central dessert une chambre que l’on devine à l’arrière de ce séjour et dont on voit les images filmées : Elsa, couché en robe rouge dessus le lit, qui ouvre la bouche pour prendre les médicaments qu’on lui donne et qu’elle s’empresse de rejeter dès que les infirmières ont le dos tourné. À droite, une bibliothèque, peut-être salle de consultation, cabinet d’analyse, et enfin la salle de bain, toujours, où le docteur Telramund, infirme, essaie de se supprimer face au miroir sans avoir la force d’appuyer sur la gâchette du revolver. Lorsqu’arrive le docteur Ortrud, les éléments présents sur le plateau s’inversent dans la vidéo, non comme le reflet strictement spéculaire des lieux mais dans une image dont s’affirme la spécificité cinématographique (l’écran plutôt que le miroir, donc), porteuse d’une étrangeté absolue. Dans cette maison de santé – nous désignons ainsi ce qu’outre-Rhin l’on dit maison de malades (Krankenhaus) –, Ortrud tente de porter secours à la jeune fille par l’hypnose, disque vinyle qui tourne inlassablement, sans autre effet que de mettre en danger la praticienne elle-même. Les images de la guerre se durcissent encore, d’où transpire une extrême désolation. La suite de l’acte déblaie la clinique, remplacée par le front, large étendue où communiquent trois secteurs : à gauche la cantine militaire, au centre l’hôpital de campagne, bordé de piliers métalliques, enfin la morgue à droite. Là, un grand garçon harassé vérifie les références des dépouilles stockées dans les tiroirs réfrigérés, puis aligne au sol de nouvelles housses mortuaires. Ce personnage prends un poids extraordinaire sans pour autant que sa présence parasite l’action principale. Seul le couple Ortrud-Telramund s’opposent à la guerre, en vain. L’Oiseleur entre avec le Héraut pour un dérisoire accrochage de médailles à la poitrine des soldats blessés dont les moins atteints jouent aux cartes en attendant la vie ou la mort. Les femmes du chœur incarnent des infirmières ou des veuves épleurées. Faire douter Elsa, c’est, dans un tel contexte, tâcher de la ramener au réel, quitte à recourir à la brutalité, ce qu’Ortrud, dans l’égarement général, accomplit en lui enlevant sa perruque. La pensée magique est à son comble : durant le duo de la patiente et du chevalier mystérieux, les sacs s’ouvrent, les tiroirs glissent, les morts se lèvent, résurrection glaçante qui scelle la nature incurable de son mal. Au grand garçon de dévisser l’ampoule : ainsi l’acte s’éteint-il.
La guerre, seule la guerre, durant le prélude du III, effrayante. Le rideau se lève sur le vestige du décor, réduit à l’état de hangar déglingué. On y marie les soldats à la chaîne, devant deux cygnes brodés et face à un trépied photographique, témoins d’un faux temps heureux tandis qu’un seul bouquet de gribouille, soit de fil de fer, passe d’une fiancée à l’autre. Elsa et Lohengrin entre à la fin de cette cérémonie touchante dans son urgence et sa précarité, ce qui induit qu’Elsa suit désormais les siens sur le front. Jusqu’en ses moindres détails, tous porteurs de sens (la prothèse de jambe de Telramund, par exemple, fétiche du meurtre), le spectacle de Serebrennikov bouleverse par sa puissante cohérence – non seulement sensible aux désarrois psychiques mais encore dûment renseignée contrairement à l’Hamlet élucubré de Warlikowski [lire notre chronique du 11 mars 2023] –, tout ce qu’il interprète, comme on le pourrait dire du rêve d’un patient ou de ses hallucinations, surgissant directement du livret. Alors que l’inscription NIE, soit JAMAIS, submerge la scène, d’un sac s’élève le jeune duc de Brabant. Jusqu’au 27 octobre, huit représentations de ce chef-d’œuvre s’offrent à vous : courez-y !
BB