Chroniques

par bertrand bolognesi

Lohengrin
opéra de Richard Wagner

Nationaltheater, Mannheim
- 18 février 2017
Au Nationaltheater de Mannheim, Annette Dasch est une Elsa surprenante !
© lys-y-seng

Comme de très nombreux théâtres allemands, l’Opéra de Mannheim, réalisé en 1767 par l’architecte lombard Lorenzo Quaglio, fameux pour ses réalisations en Bavière, fut complètement détruit par la guerre. À la fin de 1945, la vie culturelle, et surtout musicale, reprit rapidement dans un pays meurtri qui dut l’organiser en des lieux encore debout malgré le désastre. Ainsi les premières représentations lyriques du second XXe siècle furent-elles données dans un ancien cinéma. À l’initiative d’Otto Ernst Schweizer, célèbre architecte alors consultant en urbanisme pour la ville de Mannheim, un concours fut mis en place en 1953, à l’issue duquel Gerhard Weber fut choisi pour édifier un nouveau théâtre national, non sur l’emplacement du bâtiment historique, mais sur la Goetheplatz. Le 18 Juin 1954 était posé sa première pierre. Né en 1909, Weber avait été formé au Bauhaus, durant les deux dernières années d’activité du célèbre conservatoire de Dessau (1931-33). Puis il suivit Mies van der Rohe à Berlin, maître dont on retrouve les influences constructivistes et surtout celles du mouvement De Stijl dans ses propres projets. Le 13 Janvier 1957, Der Freischütz inaugurait le Nationaltheater dont le foyer donne accès à une salle destinée au théâtre (environ six cent cinquante fauteuils) et à un auditorium destiné à l’opéra (mille deux cents places) – quinze mois plus tôt (15 octobre 1955), Die Zauberflöte fêtait la naissance d’une autre construction signée Gerhard Weber : la Staatsoper de Hambourg, où notre équipe assiste ce soir-même à Lulu [lire notre chronique du jour]. Le Nationaltheater de Mannheim célèbre son soixantième anniversaire au fil de sa saison 2016-17. La reprise du Lohengrin qu’il produisait en avril 2011 s’inscrit à sa manière dans l’événement, avec une seule représentation qui convie une distribution de haut niveau.

Avec trois noms bien connus et fort présents dans la sphère wagnérienne, la soirée affiche complet pour ce Lohengrin qui ne lassera pas de surprendre. Encore peut-on compter sur des chanteurs d’une efficacité remarquable. Applaudi le mois dernier en Hercule sur cette scène [lire notre chronique du 20 janvier 2017], nous retrouvons le baryton Thomas Berau en meilleure forme : son Hérault affirme une saine fermeté qui, à l’instar de la mise en scène (nous y reviendrons), élève le rôle à un rang inhabituel. On découvre la jeune basse coréenne Sung Ha, en troupe à Mannheim depuis l’automne 2013 où il chante Fasolt (Das Rheingold), Hunding (Die Walküre), Lodovico (Otello), Colline (La bohème), Timur (Turandot), etc., et bientôt Gurnemanz (Parsifal) : il campe un Heinrich très exacte et avantageusement projeté. Elle aussi membre de l’ensemble local – Sieglinde (Die Walküre), Kundry (Parsifal), Amneris (Aida), Eboli (Don Carlo), etc. –, le mezzo-soprano Heike Wessels est un véritable enchantement : le timbre est luxueusement rond et riche. Puissante sans forçage, la voix est toujours d’une onctuosité précieuse. Elle livre une Ortrud exceptionnelle.

Contre toute attente, le trio de vedettes se révèle inégal. Diversement apprécié au fil des années, le baryton-basse Wolfgang Koch campe aujourd’hui un Telramund plus convainquant qu’à Munich où il avait déçu [lire notre chronique du 29 juillet 2010]. On apprécie son robuste impact, la présence scénique idéale, mais quelques inexactitudes d’intonations (dans les phrases descendantes) viennent troubler la prestation [lire nos chroniques du 31 juillet 2016, du 17 août 2013 et du 4 juillet 2011]. Parsifal à Berlin et Rienzi à Leipzig, Stefan Vinke possède assurément l’Heldentenor qui correspond au rôle-titre [lire nos chroniques du 21 avril 2014 et du 25 mai 2013]. Il semble toutefois que l’hiver ne lui soit point clément : la voix paraît un rien crue au premier acte, rendant malaisée la nuance et l’aigu claironnant, une instabilité conclue dans l’enrouement caractérise l’Acte II, tandis que l’instrument se reprend pour le dernier, d’une clarté recouvrée [lire nos chroniques du 2 septembre 2015 et du 1er février 2010, ainsi que notre critique du DVD Die tote Stadt]. Après sa première Elsa à Bayreuth [lire notre critique du DVD], Annette Dasch poursuit une carrière wagnérienne brillante, qu’elle mène avec cette intelligence nécessaire à la faire longtemps durer [lire notre critique du DVD-portrait]. Loin de la discrète princesse quasi sainte, le soprano profite de l’option dramaturgique pour vocalement déchainer le personnage. Régulièrement salué [lire nos chroniques des 9 novembre et 8 juin 2013, entre autres, l’engagement théâtral d’Annette Dasch est idéal dans la radicalité du spectacle, sans brutaliser pour autant une somptueuse ligne de chant.

Il est temps d’aborder ce qu’amorcent les lignes précédentes. L’an dernier, Tilman Knabe signait ici Le joueur de Prokofiev [lire notre chronique du 27 février 2016]. La pertinente fantaisie de son approche retint si bien notre attention qu’envie nous prit de retrouver le metteur en scène à travers un ouvrage du grand répertoire. Après avoir réalisé Tannhäuser (Brême) et Das Rheingold (Essen), Tilman Knabe continuait en 2011 son appropriation de l’univers wagnérien avec Tristan und Isolde à Mayence et Lohengrin à Mannheim. Avec la complicité de Kathi Maurer (costumes), Johann Jörg (décor) et Bernard Häusermann (lumière), il déplace adroitement le procès d’Elsa von Brabant dans un congrès parlementaire et dans un climat d’instabilité politiqueet sociale, avec quelques gestes de rébellion drastiquement jugulés. Un bref prologue est joué avant le Vorspiel, déterminant dans le déroulement des trois actes. Knabe prend le contrepied de l’idéal de pureté incarné par Elsa : ici, elle manipule son monde pour régner.

Lohengrin est un inconnu violemment recruté par Heinrich et son Hérault pour assoir son pouvoir absolu, et dont on suppose qu’il fut témoin du fratricide dont Elsa est effectivement coupable. Personnage fort, qui communique avec ses alliés via SMS dans l’urgence fiévreuse de son affairisme incessant et singe l’innocence jusqu’à cette limite du grotesque qui vaut encore que certains y croient, l’héritière triomphe des accusations devant une armada de photographes, journalistes et caméras, grâce à l’arrivée d’un champion dont un tabou proscrit qu’on lui demande qui il est et d’où il vient – la mystérieuse condition du livret s’avère très pratique dans ce nouveau contexte. Sur une scène-sosie du monde contemporain où l’on perçoit les traces récentes de la guerre, soldats et policiers sont omniprésents. Une fois déboutées les prétentions de Telramund, on sabre le champagne.

L’Acte II s’ouvre sur la beuverie du final précédent, jouée au ralentie, les bouteilles de Veuve Clicquot basculant vers la majorité des gosiers tandis que les fidèles de l’opposition battent en retraite. À la fin du duo Ortrud-Telramund nous est explicitement montré qu’Heinrich est l’amant d’Elsa. La réconciliation des rivales politiques consiste en l’assujettissement de l’épouse du banni qui rejoint le rang des petites secrétaires de la cheffe d’état. En avant-scène droite, on avait remarqué un dispositif proche de ces cabines de traduction simultanée des congrès internationaux : c’est en fait une sorte de niche moderne où sont montrés l’écusson de Brabant et son épée, quasiment sacrés. Contre cet élément, Elsa s’effondre à la charge en sorcellerie, ses mains maculant la vitre du sang fraternel – un égarement terrible invite l’héroïne dans la famille des Lady Macbeth et Boris Godounov. Le mariage qui s’ensuit n’est pas simple : les atermoiements de la belle expriment la confusion de calculs qu’elle a de plus en plus de mal à maîtriser.

En robe de mariée, la voilà surgissant devant le rideau pour le Vorspiel du III.
Énervement, stress, excitation… Elsa tripote Heinrich qui se dérobe derrière galons et médailles. Survient le Hérault avec lequel copuler joyeusement sur une table placée en loge d’orchestre. Un bon tiers du public allemand, que l’on sait plutôt bonhomme et aguerri aux mises en scènes les plus audacieuses, se met à huer, hurler, protester haut et fort contre le sacrilège ! Chez Wagner, Elsa cristallise un idéal de pureté que ce tiers-là n’a pas du tout envie de voir ainsi distancier. Pourtant, dès ses premiers pas la production situait Lohengrin à des lustres de l’original : cette blonde a-t-elle pour seul point commun avec Ioulia Tymochenko, l’égérie déchue de la Révolution orange ukrainienne, sa natte traditionnelle en surplomb du front ? Tilman Knabe parle de notre monde, du rôle des médias dans le jeu politique, et ce travail fait encore plus sens aujourd’hui, après Das Ende der Welt (wie wir sie kennen) comme titrait Der Spiegel au 9 novembre 2016.

Après la brisure du kitsch, installer un cygne-lit du pire aspect relève du plus drôle contre-kitsch, nécessaire à endiabler une scène érotique centrée sur un nom qui, dès lors, n’est qu’un leurre. À la clé de voûte de la querelle des associés, le parti de l’opposition vient déposer le cadavre du frère assassiné, raison pour laquelle Lohengrin tue Telramund. Le petit corps est immédiatement soustrait à la connaissance publique par l’armée d’Heinrich tandis que son Hérault maquille en suicide le meurtre de Telramund. Après que le héros de pacotille – ici, Lohengrin n’est vraiment qu’un homme de paille – a lu à la presse la déclaration qu’on lui a remise, à propos de ses identité, provenance et mission, l’opéra s’achève dans un putsch : jusqu’aux derniers moments le suspens est maintenu, le pouvoir étant cette fois pris de force par le Hérault.

Cette représentation palpitante est soutenue par les artistes des vaillants Chor und Extrachor des Nationaltheater Mannheim, préparés par Dani Juris, environ une quarantaine de figurants dont on peut admirer la qualité de jeu dans le détail, enfin par une fosse exemplaire. Alexander Soddy, nouveau directeur musical de la maison, livre une lecture brûlante de Lohengrin, main dans la main avec la mise en scène.

BB