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Chroniques
Lohengrin
opéra de Richard Wagner
Une nouvelle production wagnérienne dans une institution lyrique française fait toujours l’événement. À présenter Lohengrin en collaboration avec l’Opéra de Marseille, Éric Blanc de la Naulte suscite la curiosité et palie une carence de la maison, volontiers portée vers les répertoires français et italiens, estimés plus populaires. À sa disposition, les ateliers deson Opéra de Saint-Étienne, fort actifs dans la confection des décors et des costumes (au point que certains établissements les engagent pour réaliser ici les éléments de spectacles joués ailleurs) : une trentaine d’artisans autorise de se lancer dans un projet comme celui-ci, ce que ne saurait faire une structure dépourvue de ces équipements. Cela ne fait pas tout : programmer un ouvrage de Wagner induit un budget hors-norme, surtout quand le chœur et l’orchestre locaux ne sont pas des ensembles constitués mais réunissent des forces venues de çà et de là, forces que le compositeur convoque sans compter, puisqu’en son temps l’on ne comptait guère (ou différemment). De là à parler de sacrifice, il n’y aurait qu’un pas, certes éminemment wagnérien, pour le coup – nous ne le franchirons pas, un regard sur l’ensemble de la saison stéphanoise suffisant à éloigner l’à-propos de la remarque.
De la vaste entreprise constituée par l’édification d’un Lohengrin tout frais, plusieurs postes s’équipent avec avantage. Ainsi du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire qui, pour l’occasion, réunit une saine équipe de gosiers endurants, à même de satisfaire les exigences de la partition. Grâce au travail de Laurent Touche à leur tête, les artistes atteignent un degré de cohésion habituellement rencontré dans une formation en place. Au pupitre de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, Daniel Kawka, loin de dédaigner les pages du passé et les fosses opératiques mais cependant plus connu en tant que complice de nos contemporains [lire nos chroniques des 27 octobre et 14 novembre 2004, du 29 janvier 2007, du 1er juillet 2014, du 15 décembre 2015 et du 29 août 2016], mène une lecture fidèle dont l’inspiration laisse aisément oublier quelques anicroches non vaincues. Sans atteindre l’évidence outre-rhénane, la qualité des cuivres, notamment, surprend en terre française et, qui plus est, en région, dans un opéra municipal, rappelons-le. En prenant grand soin de l’équilibre scène/fosse, le chef mène les troupes à lui confiées dans une approche que caractérise la clarté, sans déroger jamais à la dramaturgie de l’œuvre, fort bien servie.
Quel plateau vocal rassembler ?... voilà sans doute l’une des plus épineuses questions qui se posèrent au directeur. Le choix d’une distribution majoritairement française pouvait sembler comporter plusieurs risques, il est vrai. Dans l’ensemble, les cinq solistes concernés s’en sortent plutôt bien. Plus fermement politicien que patriarche, le timbre de Nicolas Cavallier campe un Heinrich honorable. Dans un allemand ô combien perfectible, Laurent Alvaro livre un Telramund idéalement belliqueux, dont l’impact parfois un rien heurté s’insert parfaitement à la mise en scène. D’abord prudente, Cécile Perrin avance une voix qui semble presque voilée, durant le premier acte. Son Elsa se révèle peu à peu pour enfin déployer des moyens dont elle use raisonnablement. On retrouve ce soir deux chanteurs remarqués à l’automne dernier lors de la version de concert angevine [lire notre chronique du 20 septembre 2016]. Le jeune baryton Philippe-Nicolas Martin, pour commencer, Héraut de robuste autorité. Enfin le mezzo-soprano Catherine Hunold, fière Ortrud au long cours, dotée d’une voix à la facilité presque intrusive dont la couleur dit à elle seule le noir dessein du personnage.
Nikolaï Schukoff endosse une nouvelle fois le rôle-titre qu’il connaît mieux que sa poche. Avec une douceur percutante, le ténor autrichien (unique chanteur germanophone du casting) apparaît en premier lieu comme la voix venue d’un rêve. La souplesse, la suavité même, de la ligne vocale impose une présence surnaturelle, à la hauteur de la légende. Dans une aura thaumaturge, son Lohengrin – un sauveur, ni plus ni moins… – possède l’assurance calme de celui qu’habite une mission. Au plus dru du drame, loin de se durcir la voix s’épanouit dans une vaillance déliée, quasiment intrusive en ce que nulle agressivité jamais la traverse. On sait l’artiste bon comédien, mais c’est principalement dans son legato séraphique que vient se lover le chevalier du Graal, loin des luttes terrestres que pourtant son arrivée vient momentanément apaiser. Docile à l’échec humain, son adieu demeure tendre et généreux. Rendu là, le lecteur a compris la joueuse impossibilité où l’on se trouve de dissocier les ingrédients de l’incarnation : céleste, ce Lohengrin échappe à l’analyse et transcende l’écoute [lire nos chroniques du 11 mars 2005, du 17 novembre 2006, du 23 novembre 2010, du 25 mars 2011, du 30 mars 2016 et du 13 avril 2017].
Les signatures récentes de Louis Désiré s’appellent Tosca, Traviata et Carmen, diversement appréciées [lire nos chroniques du 13 mars 2015, ainsi que des 7 juin et 3 août 2016]. Avec ces productions, sa mise en scène de Lohengrin partage une lumière savamment calculée (Patrick Méeüs), une vêture XIXe siècle et une scénographie sombre s’inscrivant dans une esthétique léchée où sont délimitées des ères symboliques qui veillent sur l’action (costumes et décors de Diego Méndez Casariego). Durant le premier Vorspiel, la disparition de l’héritier de Brabant (Massimo Riggi), gentil gamin peroxydé studieusement plongé dans l’étude, se déroule sous nos yeux, orchestrée par Ortrud. Dans un clair-obscur embrumé l’on distingue un amas de livres, bibliothèque encagée et vivante, donc en mouvement, à laquelle fait bientôt face la salle d’arme, dans une autre boite. D’emblée se signalent, s’opposent et se conjuguent guerre et culture. Tranché sur toute sa longueur, un énorme tronc est utilisé côté jardin, sur lequel viennent se pencher les officiers. Tout en affirmant son interprétation de l’argument, Désiré se garde de l’enjamber d’une trop frondeuse audace, à l’inverse d’un Claus Guth ou, plus rebelle encore, de Tilman Knabe [lire nos chroniques des 18 janvier et 18 février 2017].
Le cygne revient à maintes reprises, torse d’albâtre empruntant à l’heroic fantasy ses plumes graciles, à l’inverse de ces ailes mal dégrossies imprimées au dos de la pelisse du héros. Le monde d’Elsa et de son frère Gottfried est celui des livres ; l’univers d’Ortrud et de Telramund est dans le fer, naturellement. À l’Acte II s’instaure un culte du chevalier, Brabançons en adoration devant les grandes ailes reproduites au dos des vitrines mobiles. Après un Vorspiel du III au rideau, qui permet de méditer l’acquis des deux épisodes vécus, on découvre le couple élu dans un grand lit vu du dessus. Directement évoquée, la part charnelle de l’amour – pur ainsi que partout décrit – interroge l’attachement de la princesse, son éventuel abandonnisme adroitement manipulé par sa rivale politique. Lorsqu’après le combat Lohengrin s’est accusé du meurtre de son détracteur, c’est de dessous le linceul de Telramund que le cygne s’élève : le mystère l’emporte, dans le légitime avènement de Gottfried – « es ist vollbracht ».
BB