Chroniques

par bertrand bolognesi

London Philharmonic Orchestra, Vladimir Jurowski
Ludwig van Beethoven | Symphonie en ré mineur Op.125 n°9

Emma Bell, Anna Stéphany, John Daszak, Gerald Finley
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 2 mars 2014
Ludwig van Beethoven, graffiti photographié par Bertrand Bolognesi à Bonn
© bertrand bolognesi | graffiti à bonn, 2013

Nous retrouvons cet après-midi le jeune Vladimir Jurowski à la tête du London Philharmonic Orchestra dont il est le chef principal depuis sept saisons. S’il est régulièrement donné de l’apprécier dans les œuvres de Wagner, Strauss, Mahler et le répertoire allemand en général (sans compter le russe, naturellement), on l’entendit moins dans Beethoven. Quoi de mieux qu’une Neuvième pour se faire une idée ?

Il ouvre sa lecture par un Allegro contenu et secrètement fiévreux, l’incise violonistique demeurant scrupuleusement sotto voce, bien que fermement impactée, déjà. Un énoncé assez droit, plus autoritaire qu’impératif, traverse ce premier mouvement. On goûte déjà, par-delà une acoustique qui pourrait laisser croire à l’inverse, des bois dignement colorés, dans un orchestre principalement défini par son bel équilibre pupitral. À une option rigoureuse, mais jamais sèche, s’intègrent idéalement des cordes presque froides. Sans appel et moins encore de complaisance, Jurowski enlève le final comme d’un mouvement d’humeur. Aux timbales introductives du Molto vivace d’énergiquement s’imposer…

Et avec quel feu ! Sous cette impulsion se prépare déjà la crudité cinglante dans laquelle surgira, quelques six décennies plus tard, le dernier épisode de la Première de Mahler. L’interprétation développe au mouvement une fougue formidable mue par une grande robustesse de ton. Sans aller jusqu’à la prétendre fruste, car le travail des nuances parle de lui-même, on n’y cherchera aucune élégance. En revanche, ces nerfs à vifs de Beethoven, pour ne pas dire son hystérie frémissante, sont bien là. Après la tempête, le duo des bassons gagne soudain une lueur d’aube, aimable sinon gracieuse, contredite par le retour du motif, forge furibonde qui laisse le public muet et concentré (pas un souffle entre les II et III).

Surprenante de prime abord, la fluidité de l’Adagio s’attache au cantabile, par une sorte de discret miracle du chant des bois, ici d’une chaude patine où disparaissent les pizz’. Le chef avance dans un tempo plutôt leste, à la faveur d’une version presque chambriste. L’emphase des entrelacs à venir croît sans crier gare, jusqu’à gagner un lyrisme insoupçonnable. Le geste musical s’épanouit peu à peu, la respiration prend de la hauteur. Le Presto survient sans fureur, et bientôt son armada de contrebasses livre un thème qu’elle fait caresse. La ciselure des bassons y tombe du ciel, pour ainsi dire ! D’un seul souffle généreux et tendre, les cuivres font une entrée impérieuse.

« O Freunde, nicht diese Töne », dit-il. Avec à sa disposition un timbre également riche sur toute l’étendue de la tessiture, Gerald Finley s’élance dans l’ode de Schiller, déployant dès le deuxième vers un aigu suavement cuivré. Avec une dynamique soignée, le baryton canadien instille au poème une présence des plus sensibles – de cette sensibilité qu’on dit l’intelligence de l’art. Le mezzo-soprano Anna Stéphany livre sa partie non sans couleur, tandis qu’Emma Bell (soprano) demeure lointaine, d’un format vocal manifestement moins opulent. Avec plaisir l’on retrouve le ténor britannique John Daszak [lire notre chronique du 8 février 2013 et notre critique du DVD Khovantchina], bien qu’il paraisse aujourd’hui en légère méforme. Sans qu’il soit en réelle difficulté, un phrasé parfois étroit et une nasalisation inhabituelle indiquent quelque fatigue, ce que confirmera le choix de chanter l’option grave en conclusion de son solo (« …ein Held zum Siegen »). Faut-il le rappeler ?... le London Philharmonic Choir est un chœur intégralement constitué d’amateurs qui tous exercent une autre profession en dehors des moments où ils joignent leurs voix ; à l’aune de la vaillance et de la précieuse musicalité d’une prestation de grande qualité, on aimerait pouvoir en dire autant de nos chœurs professionnels.

Le final s’emporte, osant le strict respect des stridences du piccolo, dûment indiquées par le compositeur – c’est là faire confiance à l’écoute intérieure du créateur plutôt qu’à une surdité dont on peut penser qu’elle n’affectait peut-être pas son invention –, bravant d’un enthousiasme altier une salle qui lui fera fête. Loin d’une routine confortable, la version de Vladimir Jurowski révèle une urgente nécessité, servie par une technique de direction parfaitement lisible, une assise corporelle admirable, un geste tout à la fois économe et engagé, à nul autre pareil.

BB