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Chroniques
London Symphony Orchestra
Péter Eötvös joue Boulez et Stravinsky
Un mois après le week-end qu’elle lui consacrait, dans le sillage de l’inauguration de l’exposition présentée dans ses murs, la Philharmonie poursuit son bel hommage à Pierre Boulez, à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Comme l’un des concerts de sa tournée de 1995 qui célébrait alors les soixante-dix ans du maître et que nous entendions au Théâtre des Champs-Élysées, c’est tout naturellement que le London Symphony Orchestra ouvre ce programme par Livre pour cordes, mouvement conçu à la fin des années soixante à partir de deux passages du Livre pour quatuor, momentanément chassé de son catalogue par le compositeur qui l’y réhabilita avec l’arrivée du nouveau siècle – on se souvient de l’atelier que donnait Boulez lui-même avec le Quatuor Parisii, au printemps 2001 à Fontainebleau, mais encore du cycle au fil duquel les Diotima croisèrent l’œuvre avec les quatuors de Schönberg et de Beethoven [lire notre chronique du 10 décembre 2012].
Il apparaît tout aussi naturel que Péter Eötvös, grand complice de Pierre Boulez qui le nommait à la tête de son tout jeune Ensemble Intercontemporain dès 1978 (il occupera le poste près de treize ans et, depuis, vient régulièrement diriger la formation), conduise cet hommage du LSO au musicien français. À l’instar de sa récente lecture des Notations à l’Auditorium de Radio France[lire notre chronique du 22 novembre 2014], le chef hongrois offre une sonorité subtilement ronde à ce Livre qu’il fait redécouvrir dans une inflexion infiniment douce. Tout en ciselant admirablement la complexité de l’entrelacs contrapuntique sériel, cette interprétation s’écarte de la sécheresse qu’on lui put connaître, et le rattache plus nettement aux Viennois.
De l’impressionnant Rituel in memoriam Bruno Maderna de 1974, nous entendons la secrète cérémonie, ici magnifiée par ce grand expert en rituels qu’est précisément Péter Eötvös. Par-delà l’inégalité d’impact des différents groupes instrumentaux – problème de salle ou quelque aléa dans le travail en amont ?... –, la magie de la scansion ordonnant le voyage des timbres, leur mariage mais encore une probable « numérologie » non dite, ravit l’écoute dans ses énigmes. La discrète dramaturgie de l’œuvre s’impose sans se laisser décrypter – sauf à s’adonner à la pratique de l’analyse systématique qui, à expliquer bien des choses, ne les comprend pas forcément pour autant. La précision incisive de la dynamique et l’immuabilité du tactus référentiel signent une grande exécution.
Entre ces deux opus déterminants du parcours boulézien, nous entendons Le sacre du printemps comme il est rarement donné, lui qu’on joue tant : le soin de la couleur, les dangers de la dynamique et l’indicible ductilité de l’amble général placent d’emblée cette version dans la fête païenne qu’elle doit être. Rituel, toujours, initiatique, cette fois, ce Sacre plonge dans l’ordre souterrain d’un débordement proprement irrationnel où les sens le disputent à l’organisation sociale, voire en justifient, par leur énergie même, la codification salutaire. À la fois souple et sauvage, ce concert ne circonscrit pas le chef-d’œuvre de Stravinsky à la politesse française et ne le soumet jamais à l’instabilité de certaines approches russes : il réunit avantageusement folie et clarté. Plus pleinement encore que dans l’enregistrement qu’il en fit avec la Junge Deutsche Philharmonie en 2004 [lire notre critique du CD], Eötvös nous immerge dans l’adoration de la Terre, force puissante de la période pré-mongole qu’intègreront au Parnasse orthodoxe les prosélytes chrétiens, Vierge paradoxale crainte comme un totem. Ces quarante minutes de transe mènent au plus profond des traditions matriarcales de la paysannerie slave, principalement centrées sur l’amour et la fécondité, où celles des êtres humains est faite miroir de la générosité du sol, sol qu’il faudrait aimer d’amour afin que belle soit la récolte – cette œuvre est tellement ancrée dans ses racines qu’à l’auditeur ouest-européen en échappent encore bien des aspects : voilà qui ajoute à ses lumineuses ténèbres, selon ce miracle qui plutôt qu’à l’explication didactique force à la compréhension viscérale la plus hermétique poésie. Quelle soirée !
BB