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Chroniques
London Symphony Orchestra
Alina Ibragimova et Bernard Haitink
Des soirées comme celle-ci, il n’en est guère que trop peu. À moins qu’à l’excellence l’oreille se gâcherait jusqu’à laisser le cœur se rompre. À la tête d’un London Symphony Orchestra d’une sereine santé, Bernard Haitink l’ouvre par le Concerto pour violon en sol majeur K.216 (n°3) de Wolfgang Amadeus Mozart. Pour la cassure de son troisième mouvement, c’est l’une des pages les plus passionnantes de l’illustre Salzbourgeois, écrite en 1775. Avec la formation confidentielle qui sied à ce répertoire, l’acoustique de la Philharmonie s’avère particulièrement flatteuse, portant le son d’une aura raisonnable mais non négligeable, sans rien en dénaturer, y compris au balcon, ce qui n’est pas toujours le cas ici – le chef néerlandais aurait-il d’emblée dompté les défauts et qualités du lieu ? Dans une tonicité calme des cordes que rehaussera le dessin fort précis des bois, il engage un Allegro confortable. La chaleureuse clarté de l’entrée solistique parle son Mozart comme un dialecte précieux, signalant à peine la modulation dans une demi-teinte des plus subtiles. La jeune violoniste russe Alina Ibragimova [photo] signe une interprétation infiniment sensible, en parfaite osmose avec de remarquables répons de timbres, principalement ce hautbois délicieux dont n’est jamais surligné la douce saveur. Une gravité contenue habite la cadence, d’une rare délicatesse de conception.
Comme le souffle d’un chanteur, dans un pianississimo adroitement maintenu, la musicienne donne un Adagio sur le fil. L’accompagnement discret du trait mélodique « ouvert » de la flûte par les deux cors mène au suspens un rien nauséeux du tutti de cordes, bouleversante introspection, au danger triste. Après une nouvelle cadence, proprement fascinante de raffinement, une nuance tendre infléchit le retour du thème. La légèreté des premiers pas du Rondeau s’en trouverait presque inconvenante ! Mais non, rien de sottement souriant, pas de ces adiposités suffisantes : au contraire, une nervosité intrinsèque tend le récit dont même la virevolte est inquiète. Il y a quelques années, nous saluions Alina Ibragimova d’une Anaclase ! pour son enregistrement des concerti de Nikolaï Roslavets [lire notre critique du CD] : l’imparable maîtrise de la dynamique et l’extrême pureté de son jeu confirment un talent qui toujours va grandissant.
En seconde partie, la Symphonie en ré majeur n°1 de Gustav Mahler, ici totalement délivrée des fréquents excès multicuspidéiques qui souvent en sèment la préhension. Bernard Haitink fait débuter en grand secret le Langsam, dans un mystère d’honnête franchise, pourrait-on dire, avant d’élever en majesté le surgissement du thème. Le bonheur de l’équilibre pupitral de la formation britannique ménage à sa lecture une pâte volontiers généreuse qui n’en demeure pas moins résolument musclée. Une vertigineuse ciselure des timbres installe le mouvement dans une troublante léthargie – quel suspens ! Au chef d’y faire alors l’éloge de la lenteur, rigoureusement nourrie par une prodigieuse intensité. Sans emphase superfétatoire, le final est fermement articulé.
Pourtant, a contrario de ce qu’avancé plus tôt, la salle, pour servir dignement le rendu général, propulse d’improbables accords finaux de cathédrale. De même l’acoustique se révèle-t-elle trop lourde pour les huit contrebasses, dans un vrombissement du tonnerre de Dieu. On y perd en partie le deuxième épisode de la symphonie, il faut l’avouer. À l’inverse, le solo du Feierlich und gemessen vient avantageusement caresser l’écoute, dans un coloris à l’ambre délectable. Une énergie renouvelée soutient le Bruder Jakob d’un bon pas. Quand la tendance actuelle est à la démonstration, voire à la caricature, Haitink réalise des fondus fragmentés sans heurts, étonnants de moelleux. Une lumière savante montre sur un velours choisi l’arrivée du thème dérivé.
Sans cataclysme en cinémascope, le Stürmisch s’enchaîne dans une profondeur qui, au choc frontal, favorise une chute dans les abysses. Le long thrène annonciateur des grands adagios mahlériens prend son itinéraire au crépuscule pour, dans l’écho de la citation un rien acide du premier prélude, mourir en une déliquescence génialement précarisée. Dans l’invraisemblable matériau auto-citationnel, Bernard Haitink distille une sonorité peu à peu exsangue, comme la déshydration du corps au fil des années. Alors qu’on pourrait croire venu le point de non-retour, la magnificence de l’ultime sonnerie, brillante mais sans franc éclat, triomphe dans une éloquence désespérée.
On en pourrait tomber, oui.
BB