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Chroniques
Lorenzo Viotti dirige les Münchner Philharmoniker
Gustav Mahler | Symphonie en la mineur n°6 « Tragische »
Après avoir joué la Troisième de Mahler à la tête des Berliner Philharmoniker, dans le génial écrin de Scharoun, juste avant le confinement provoqué par la pandémie de Covid-19, après avoir tout récemment marqué les esprits en accompagnant sa sœur Marina – mezzo-soprano venue au Théâtre des Champs-Élysées suppléer Matthias Goerne – dans les Rückert-Lieder au pupitre du Philharmonisch Orkest dont il est le chef titulaire et qu’il dirigeait in loco (Amsterdam) l’automne dernier dans la Première, Lorenzo Viotti retrouve Paris à la Philharmonie où mener les Münchner Philharmoniker dans la Sixième. Chef principal de la phalange amstellodamoise depuis la saison passée, tout en demeurant le directeur musical de l’Orquestra Gulbenkian de Lisbonne, le trentenaire, apprécié dans des répertoires fort divers [lire nos chroniques de Viva la mamma! de Donizetti, Zene húros hangszerekre, ütőkre és cselesztára Sz.106 de Bartók et Faust de Gounod], prend place sur une estrade que Valery Gergiev devait initialement occuper, n’étaient les tristes aléas guerriers de notre fin de quart de siècle, pour diriger cette formation prestigieuse avec laquelle le fameux Bohémien de Vienne créait en novembre 1901 sa Symphonie en sol majeur n°4 puis sa vaste Symphonie en mi bémol majeur n°8 en septembre 1910 – encore est-ce cet orchestre qui, six mois après la disparition du compositeur, donna le jour à Das Lied von der Erde, sous la battue de Bruno Walter.
Dès l’Allegro energico d’ouverture, la maîtrise du jeune chef suisse étonne, insufflant ses intentions musicales avec une souplesse impérative qui ne se contente pas d’une scansion uniforme, dérogeant ainsi à une régularité trop systématique que menacerait quelque raideur. Au contraire, Lorenzo Viotti sculpte le son avec un plaisir communicatif, ménageant une homogénéité rêvée aux élans lyriques des cordes et une soie proprement inouïe aux bois dont les chorals caressent admirablement l’écoute. Une façon bien à lui de mener certaines phrases à leur extinction ne se double jamais de ces étirements qui souvent confèrent à la catatonie. Sa lecture soignée met en lumière certains traits de percussion qui, par d’autres baguettes, se fondent parfois dans un tout plus ou moins bien défini. L’approche se révèle drument contrastée, mais jamais criarde. Viotti y ose une sorte de prorogation des timbres, aux confins de pianississimi intensément tendus qui tire l’oreille jusqu’à la scène, comme pour plus bravement se jeter ensuite dans la bataille. Avec la complicité de musiciens remarquables et d’un orchestre qui possède assurément un son bien à lui, infiniment généreux, ce premier chapitre s’achève dans un grand équilibre pupitral, au service de l’immanquable jubilation finale.
Mafflu, l’interprétation du Scherzo affirme une vigueur décuplée – wuchtig, préconise la partition. Sans perdre jamais le fil, le chef exagère un brin les moments lents : ainsi les expérimente-t-il, au fond, à l’affût d’une sensualité peut-être aux antipodes de la sureté péremptoire d’autres passages. Aussi peut-on se demander si l’audace serait envisageable avec une phalange de moindre qualité. Car – et il faut le dire – la supériorité des Münchner Philharmoniker ne fait pas de doute, comme en témoignent des attaques au cordeau, la définition idéale de chaque trait solistique et, indéniablement, l’excellence de la petite harmonie, sans omettre l’efficience du premier violon Julian Shevlin et de Floris Mijnders, splendide violoncelle solo. Toutes ces qualités, induites dans un sain esprit de cohésion, autorise cet abord à l’élastique, magnifié par le raffinement du travail de nuance. La tendresse extrême de l’Andante, sur des cordes de velours exquisément onctueuses, bénéficie des prestations superbes de Kai Rapsch au cor anglais et de Bertrand Chatenet au cor. Peu à peu transportées jusqu’à la suavité bénie, la pertinence et l’inspiration de l’interprétation laissent songeurs.
Lorenzo Viotti cultive le secret avec l’ultime épisode de cette Symphonie en la mineur n°6 à laquelle fut accolée l’adjectif tragische. Les alliages timbriques font l’objet d’un zèle imparable, la palette dynamique accuse une richesse toujours d’à-propos. La tonicité mordante du mouvement, après un liminaire mystérieux, est un exemple des plus probants, et plus encore le dernier choral de trombones avec tuba, à la saveur chaleureusement funèbre, ose-t-on dire. Quand certains chefs distillent l’exécution sur environ quatre-vingt-dix minutes, celui-ci situe la sienne entre Claudio Abbado pour le plus long et Pierre Boulez pour le plus concis : ainsi conjugue-t-il le tranchant du second à la volupté du premier. Bravo !
BB