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Chroniques
Lucia di Lammermoor | Lucie de Lammermoor
opéra de Gaetano Donizetti
L'autosatisfaction existe toujours chez le critique et, à ce sujet comme sur tant d'autres, toute maîtrise de soi est définitivement perdue quand revoici le chef-d’œuvre du prolifique Donizetti, Lucia di Lammermoor. À quiconque s'y rend, « en plein Walter Scott » (selon Flaubert dans Madame Bovary), le cœur humble et sensible, eh bien, attention – dans cette pièce bouleversante d'amour maudit saignant à mort, toute émotion potentielle, d'une puissance poétique tellurique, et chaque élan des personnages, typés jusqu'au bout du conte gothique, ne devront vous ramener... qu'à vous. C'est le propre d'un grand opéra (du moins aux yeux de ses adorateurs).
De prime abord, la production d’Andrei Serban (1995) reprise actuellement à la Bastille présente un tout autre spectacle que le terrifiant drame original, cette onde de choc horrifique craquelant tout de suite Naples et la censure royale lors de la création en 1835, pour ensuite conquérir presque aussitôt le reste de l'Europe.
En effet, la première scène ne montre pas la chasse à l'homme attendue, menée par les habitants de Lammermoor et le veneur Normanno – magnifique introduction versifiée, ponctuée dans un bel hurlement en meute par la promesse que « Splenderà l'esecrabile vero come lampo fra nubi d'orror », soit « L'abominable évidence fulgurera comme un éclair entre des nuées d'horreur » (d'horreur martelé trois fois !). On entre plutôt dans un club de gym peuplé de sportifs en action. Simples témoins, les chanteurs aux costumes XIXe siècle, bourgeois en haut-de-forme, regardent leurs exercices le long d'une galerie haut perchée. Ainsi, hormis une jolie houle musicale levée par le Chœur et l'Orchestre de l’Opéra national de Paris, dirigés par Riccardo Frizza [lire nos critiques des DVD I Capuleti e i Montecchi et Tancredi, ainsi que nos chronique du 27 février 2004 et du 1er août 2015], ne subsiste nulle trace de l'ardeur, de la rage et de la beauté du propos lyrique conçu par Donizetti et son librettiste Salvatore Cammarano.
Mais même en une version édulcorée, versant heureusement dans une intéressante théâtralité verticale, riche en accessoires, la foi et la passion demeurent en cette Lucia adoucie, grâce, avant tout, à son interprète principale. Relevant tous les défis vocaux du rôle, Pretty Yende se promène sur la vaste scène avec un charme, une candeur et un naturel dignes d'une nouvelle vedette. Un vent de triomphe, une liesse rare en cette maison saluent même le passage en la capitale du soprano sud-africain, déjà bien lancé sur la route des grandes scènes internationales [lire notre chronique du 28 décembre 2015].
En outre, le même entrain dramatique est manifeste, mais sur une voie plus braillarde propre à leurs rôles, chez le baryton Artur Ruciński (Enrico à l'admirable projection), la basse Rafał Siwek en agile Raimondo [lire nos chroniques du 27 avril 2003, du 4 janvier 2014 et du 11 avril 2016] et le ténor Piero Pretti, Edgardo chevaleresque d'entrée, véritablement révélé dans l'air d'adieu [lire notre chronique du 9 juillet 2014].
Les grandes lignes de l'intrigue bien tracées (mariage, fête et folie meurtrière), au dernier acte se trame enfin quelque chose de la violence initiale manquée au tout début. Bon coup de théâtre, pour représenter le geste démentiel sous une tente conjugale au milieu du grand tableau des noces, marquant le joli coup du sort qui porte enfin le lyrisme au tragique immense voulu par Donizetti, les voix à feu vif : les protagonistes gagnent en altitude sur de larges passerelles et la figure de la mariée revient souvent, comme pour servir un point de vue religieux, voire divin. Les élans de la scène et de la fosse se chevauchent parfois, semble-t-il sous une légère impression de mauvaise comédie. Aucun doute, en tout cas, quant au succès public, à l'applaudimètre et à la sortie : un flot continu de spectateurs manque de submerger la souriante Pretty Yende attablée dans le hall pour une longue séance de dédicaces. Heureux adeptes de Lucia, intègres dans leur voie vers la prochaine production française (au printemps, à Toulouse), qui sera encore la bonne selon la loi de l'Éternel !
FC