Chroniques

par katy oberlé

Lucia di Lammermoor | Lucie de Lammermoor
opéra de Gaetano Donizetti

Fondazione Teatro La Fenice, Venise
- 29 avril 2017
© michele crosera

Un soir à Gênes, le lendemain à Vérone... elle est belle, la vie de critique d’opéra ! Et lorsque le périple se fait en Italie, c’est encore mieux. Encore éblouie par la Norma d’Hugo de Ana, vue jeudi dans le théâtre de Bibbiena [lire notre chronique de la veille], j’ai passé tout le lendemain à musarder dans la magnifique cité que je ne connaissais pas. Après un samedi matin dans les ruelles de Vicence, suivi d’un déjeuner succulent à l’Antica casa della malvasia – je vous le recommande vivement ! –, encore une petite heure de route et me voici sur le fameux ponte della libertà, quittant la côte pour la lagune, par temps lourd et gris. Peu importe le ciel, le plafond bleu de La Fenice m’en tient lieu.

Une semaine après sa première, nous découvrons la nouvelle production vénitienne de Lucia di Lammermoor, le très célèbre opera seria en trois actes de Gaetano Donizetti (1835), inspiré par The bride of Lammermoor de Walter Scott (1819), dont le Napolitain Cammarano écrivit le livret. À peine les lustres éteints, la direction exemplaire de Riccardo Frizza nous saisit. Aguerri au répertoire belcantiste, le chef lombard, d’ailleurs en fosse à Paris pour la reprise de la Lucia de Serban à l’automne dernier [lire notre chronique du 23 octobre 2016], mène une lecture au grand souffle dramatique où il sculpte chaque mélodie, laissant à la fougue le temps de respirer l’emphase lyrique qu’on attend là. Préparés par Claudio Marino Moretti, les choristes locaux se font plaisir : on ne s’en plaint pas, d’autant qu’ils s’engagent théâtralement comme c’est rarement le cas. En belle forme, l’Orchestra del Teatro La Fenice signe une interprétation magistrale dont il faut saluer la harpe, entre autres. Vivacité et sentiment caractérisent la version de Frizza, toujours main dans la main avec les chanteurs.

Et quels chanteurs !
Le jeune soprano nord-américain Nadine Sierra livre une Lucia mémorable, à tous points de vue. Le format vocal est parfait pour le rôle, comme la rondeur du timbre, très chaleureux, mis en valeur par un phrasé inénarrable. La ligne de chant est raffinée et le travail de nuance nous vaut des moments inoubliables. La seule réserve est que l’art se laisse encore trop voir, si bien qu’on admire l’artiste en oubliant parfois le personnage, ce qui est un paradoxe avec un physique de star du cinéma. Bref, quelques représentations et d’autres rôles amèneront bientôt le naturel. Alors, Nadine Sierra brûlera les planches !

L’Edgardo de Francesco Demuro apporte un style qui semble provenir des maîtres d’autrefois. Voilà un chant des plus cultivés, au service de la tradition la plus noble, véhiculé par un ténor à la projection généreuse [lire notre chronique du 18 juin 2015]. Aussi bon acteur que grand baryton de classe internationale, le beau Markus Werba s’acquitte avec brio du rôle du méchant Enrico, avec une crédibilité qui glace l’échine. Modèle absolu d’élégance en matière de bel canto, le ténor Francesco Marsiglia cisèle un Arturo de toute splendeur. Solide, la basse coréenne Simon Lim campe un Raimondo extraordinairement sonore. Angela Nicoli n’est pas en reste en Alissa à laquelle elle prête un mezzo facile et joliment coloré. Enfin, le vaillant Marcello Nardis incarne parfaitement Norman. Rien à jeter, donc !

J’allais un peu vite en parlant du méchant frère… Dans la mise en scène de Francesco Micheli, applaudi à Nice pour son Adriana Lecouvreur [lire notre chronique du 22 mars 2014], plus de maladresse et de ratages inconscients qu’autre chose dans le comportement d’Enrico. Nous le trouvons ici omniprésent dès les premières mesures, perdu dans la ruine de sa famille, montrée par les décors explicites de Nicolas Bovey. Tout le spectacle est un flash-back amer, sans nostalgie. Pas de landes écossaises ni de brouillard sur des lacs romantiques de roman noir : un amoncellement de vieux meubles brisés, les portraits des ancêtres, ceux de l’âge d’or, à jamais perdu. Conjuguant les rouge-airelle, vert-forêt et jaune-paille, les costumes d’Alessio Rosati contribuent seuls à l’inscription du drame dans son pays d’origine. Le cours du monde est allé trop vite, sans doute, sans qu’Enrico fasse les bons choix. Cette tentative de rachat du personnage est vraiment passionnante, même si, par certains côtés, elle est assez laborieuse, il faut le reconnaître. Sous la lumière soignée de Fabio Barettin, le destin d’un clan se joue à rebours, à travers des scènes d’ensemble magnifiquement réglées.

KO