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Chroniques
Ludwig van Beethoven | Concerto en ut mineur Op.37 n°3
Pierre-Laurent Aimard et Roberto Abbado
Deux changements, ce soir, à la maison ronde : Mikko Franck étant souffrant, Roberto Abbado dirige le concert qui, plutôt que de s’ouvrir avec l’Adagio céleste de Rautavaara comme prévu, commence par Dai calanchi di Sabbiuno écrit en 1995-97 par Fabio Vacchi. Pendant les deux dernières années de la guerre, les partisans italiens massacrés par les troupes allemandes furent jetés dans des fosses de la campagne émilienne, comme ce fut le cas à Sabbiuno, village qui verrait naître le composteur quatre ans plus tard. L’œuvre fut réalisée pour le cinquantenaire de ces douloureux évènements de l’histoire italienne. La flûte et le piccolo ouvrent la partition par un appel élégiaque qui introduit un thrène psalmodié par les cordes et les cuivres. Une certaine recherche se situera d’emblée dans le raffinement des timbres, non dans la forme, directement reconnaissable comme un traditionnel lamento funèbre.
Si cette œuvre de moins de dix ans ne va guère de l’avant, la Russie du deuxième tiers du XIXe siècle put s’enorgueillir d’un créateur initiant des audaces qu’on ne rencontrerait plus avant quarante ans : Modeste Moussorgski, tant par le déchaînement rythmique que par l’inclassable foisonnement harmonique et la dynamique contrastée de sa musique, annonce à sa manière la sauvagerie du Sacre. Ses Tableaux d’une exposition, écrits pour piano en 1874, seraient doublement féconds. D’abord parce qu’ils inviteront Debussy à imaginer ce qui deviendrait le symbolisme en musique ; ensuite parce que Ravel, s’inspirant des versions originales de Boris Godounov, d’Une nuit sur le Mont Chauve et des fragments de Khovantchina, en réaliserait une brillante orchestration en 1922 (soit neuf ans après le scandale du Sacre). Il y a quelques semaines, Valery Gergiev jouait cette même version des Tableaux à la tête de l’Orchestre de Paris [lire notre chronique du 2 décembre 2004]. Nous parlions alors d’une lecture assez sage, favorisant la propreté d’exécution sans oser l’expressivité.
Ce soir, Roberto Abbado est moins prudent… et c’est diablement excitant ! Aussi, l’on passera volontiers sur les approximations des cuivres, dès la Promenade I, puisque l’arrivée des cordes impose une suavité retenue qui semble garder des promesses que la suite révélera. La sauvagerie – qui précède celle avec laquelle Borodine précipita les Danses polovtsiennes de son Prince Igor – s’impose dès Gnomus : le chef présente une interprétation dramatique, intelligemment nuancée, bousculée de forts contrastes. Ainsi, après une Promenade II lointaine et d’une lenteur comme assoupie, Il vecchio castello bénéficie d’une pâte sonore égale et tendre, distribuée par un tactus assez alerte, Les Tuileries sont gentiment gracieuses, malgré des rubati parfois excessifs, et Bydlo mène rondement son crescendo. Un rien emphatique, la Promenade IV laisse la place à un Ballet des poussins dans leurs coques qui ne fait pas sourire ; la danse est inquiétante, fébrile, au point que le dernier accent pourrait bien évoquer le gel cruel des oisillons. Au disque, on connaît ce chef avant tout comme bon directeur de fosse (cf. Turandot chez RCA, entre autres) : la gravité et l’équilibre qu’il donne à Goldenberg et Schmuyle témoigne d’une nature favorablement théâtrale, à l’œuvre dans l’effervescence affairé du Marché de Limoges, parfaitement bien rendue. Après une terrible descente aux abîmes (Catacombes),le doux recueillement de Sepulchrum romanum vient cautériser l’empreinte du drame dans une couleur céleste. Mais si tout cela est « joli », la Cabane sur des pattes de poule affirme une violence inouïe, montrant une créature effroyable, plus barbare que venimeuse, peut-être même bête, pourquoi pas, mais d’une force si épouvantable que ce tableau pourrait bien avoir été le plus abouti de l’exposition. Après cette presque « saleté », La Grande Porte de Kiev amène un rayon d’une lumière littéralement divine où l’alternance de pompe et de sacré se fait saisissante. Cédant au spectacle – à une exagération venant quelque peu contredire le raffinement préalable de l’exécution –, la fin n’hésite pas à faire vrombir la grande machine orchestrale.
Au centre du programme, un classique : le Concerto pour piano et orchestre en ut mineur Op.37 n°3, achevé par Ludwig van Beethoven en 1803. C’est une tout autre baguette que l’on entend : Roberto Abbado signe une lecture minutieusement dosée qui se garde de tout excès. Engageant avec précision un Allegro con brio plutôt rapide, il convoque une certaine gravité tout en maintenant une articulation élégante, évitant les lourdeurs habituelles. Pierre-Laurent Aimard fait une entrée tonique qui n’a rien d’agressif, sculptant une sonorité qu’il ne voudra jamais trop claire. Dans le soin constaté à certains relais entre le piano et les solistes de l’orchestre, il est clair qu’Aimard ne fera pas cavalier seul, partageant une fois de plus la joie de la musique. Évitant de s’appesantir, de trop s’écouter, son interprétation s’avère fulgurante et passionnée, sans effet ni esbroufe d’aucune sorte. Il chante le Largo central dans une même pâte, à la fois chaleureuse et retenue, sur un ton globalement recueilli que la suite du mouvement ne démentira pas. Rien de maniéré, rien d’anodin ou de frivole, mais pas plus de drame : l’équilibre domine, dans une belle neutralité où cependant personne ne pourra projeter son petit monde, car jusqu’en la contemplative nudité des dernières mesures réside une tension qui impose le respect. Après de beaux échanges où l’on apprécie les soli du basson et de la clarinette, l’extrême fluidité du Rondo laisse pantois.
BB