Chroniques

par bertrand bolognesi

Lulu
opéra d’Alban Berg

Deutsche Staatsoper Unter den Linden, Berlin
- 14 juin 2003
© monika rittershaus

Voilà quelques années déjà que Christine Schäfer évoquait l’héroïne de Berg, inspiré par le théâtre de Wedekind. Il fallait attendre un peu, que le métier lui permette d’aborder sans risques ce grand rôle de l’opéra du XXe siècle. En artiste lucide et intelligente, elle sut ne pas se précipiter dans une telle aventure, construire pas à pas son instrument, si bien qu’aujourd’hui, après celle de Glyndebourne, c’est une Lulu exceptionnelle qu’elle assume à Berlin, une Lulu séduisante et terrible, une Lulu fragile et déterminée à se battre à chaque instant, qu’ avec fraîcheur autant que précision elle sert d’un timbre particulièrement heureux dans ce répertoire.

Nous sommes dans un univers sonore bien éloigné de ceux de Mozart ou Händel (qu’elle chantera à Drottningholm cet été aux côtés de Christophe Rousset et Pierre Audi), mais l’écriture ornementale à sa façon n’est pas sans rappeler le passé et permet de goûter avec bonheur l’agilité de l’artiste dans ce type de prouesses. Sa présence sur scène est d’une vérité époustouflante, d’abord charmeuse et inquiète, puis capricieuse, enfin désespérée, mais toujours déterminée à vivre et à prendre sa part. Elle campe une Lulu presqu'animale, sans morale, qui réagit vite, son comportement lui étant systématiquement dicté par un fort instinct de conservation. Elle ne calcule pas : elle sait. Jusqu’à l’ultime déchéance, victime de son succès, victime du jeu des hommes sur son succès, jusqu’à ce que Jack la délivre. Christine Schäfer ne tombe pas dans le piège de la représentation : pas de rires excessifs, pas de surenchère, mais une appropriation profonde du rôle.

Dans l’ensemble, le plateau vocal est d’une homogénéité appréciable. Pas de disparité dans les capacités d’envahissement sonore, comme c’est bien souvent le cas. Tous les chanteurs ont comme naturellement assimilé la phrase de Berg, son style, ses exigences. Nous retrouvons le ténor Robert Wörle, brillant par sa puissance, qui modifie très légèrement son timbre pour les trois incarnations qui lui sont confiées. On l’apprécie particulièrement en Prince pour lequel il favorise une douceur et une tendresse bienvenue, élégante comme sa majestueuse déambulation scénique. Merci également au gymnaste de Simone Schröder, qui chante le rôle pour la première fois ce soir, d’une voix corsée et présente. Le peintre est Stefan Rügamer, ténor vaillant. En revanche, Fabrice Dalis en Alwa n'est pas toujours fiable et ses qualités d’acteur ne suffisent pas à pallier une justesse aléatoire. Rosemarie Lang propose une Geschwitz plutôt sage, effacée, voire un peu raide. Vocalement, sa prestation semble hésiter, accuse quelques soucis d’intervalles qui la mettent visiblement mal à son aise – l’on attend plus du fameux Lied du troisième acte.

Enfin, à la tête de la Staatskapelle de Berlin,Michael Gielen, égal à lui-même, livre une lecture précise et sensible de la partition, jamais non plus trop didactique, veillant à en servir au mieux le généreux lyrisme tout en rendant compte de sa modernité d’alors, sans tirer l’œuvre plus vers l’un ou l’autre de ces aspects. Toujours attentif aux chanteurs, il cimente la représentation d’un équilibre parfait entre plateau et fosse.

Nous ne nous appesantirons pas sur la tentative décorative de Peter Mussbach en guise de mise en scène. Nous le connaissons pour nous avoir habitués à ce genre de collage ; aussi n’en sommes-nous même pas déçus... Peut-être conviendrait-il même de le remercier d’être resté assez sobre par rapport à des débordements de mauvais goût qui d’habitude ne lui font pas peur. Reste une œuvre irremplaçable, un chef de génie et une très grande Lulu.

BB