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Chroniques
Lulu
spectacle de Paul Desveaux
Il se trouve qu’aujourd’hui, en France, l’opéra de Berg a familiarisé avec le personnage de Lulu plus que les textes originaux dont il est issu, de même que l’on connaît l’art du Viennois plus que la vie de Frank Wedekind (1864-1918) [lire notre critique des DVD Bel Air Classiques 2017 et 2014, Arthaus Musik, Euroarts, Deutsche Grammophon, Opus Arte et Warner Vision]. Peintre d’une société mirée sous l’angle de la résistance individuelle aux structures répressives plutôt qu’en termes de lutte de classes, ce natif d’Hanovre se consacre à l’écriture grâce à l’héritage d’un père médecin, participe à la promotion du cirque Herzog (Munich), aux tournées du clown Rudinoff, et fréquente assidument les spectacles du Grand-Guignol et de pantomime (Paris). C’est là qu’il assiste à Lulu, adapté du « roman clownesque » éponyme (1888) signé Félicien Champsaur (1858-1934), journaliste éclectique à la réputation de plagiaire.
En 1891, Wedekind publie Frühlings Erwachen (L’éveil du printemps), qui décrit les désarrois souvent tus de l’adolescence (autoérotisme, avortement, etc.). L’année suivante, sa plume se souvient de la danseuse clownesque au cœur de pierre, dont tirer une « tragédie à faire frémir ». Ainsi naîtront Die Büchse der Pandora (La boîte de Pandore), une première version inédite achevée en 1894, puis Erdgeist (L’esprit de la terre), joué en 1898, qui réinvente la première partie du manuscrit original. Et ainsi de suite jusqu’à l’ultime version des Œuvres complètes (1913). Les deux titres informent d’emblée sur la nature de l’héroïne. En effet, une certaine tradition veut que Pandore, la porteuse de maux, fut façonnée puis aimée par Prométhée ; aussi chaque homme donne-t-il un nom différent à celle qu’il fantasme. Pour sa part, la référence à Goethe rappelle un Faust incapable d’accéder au grand mystère de l’univers, de même que Lulu reste insaisissable à qui s’inquiète d’argent plus que d’amour. Salué par Brecht comme « l’un des plus grands éducateurs de l’Allemagne moderne », Wedekind s’oppose d’emblée au naturalisme en vogue (Hauptmann, Ibsen, etc.) avec l’invitation d’un dompteur en frac vermillon : « entrez dans la ménagerie ».
« De tous les spectacles, estime Paul Desveaux, le cirque est sans doute le plus dangereux de par les exploits physiques ou la possible confrontation aux animaux. Pour le spectateur, c’est un mélange bizarre de joie, d’excitation et de peur. » Après les troubles émois des Enfants terribles [lire notre chronique du 5 décembre 2007], le metteur en scène situe ceux de Lulu dans une arène délimitée par des caisses en bois. Celles-ci construisent le mobilier des scènes suivantes (canapé, table, lit), lors de rapides changements à vue. Un tigre en peluche et quelques pantins à l’effigie du rôle-titre (conception Einat Landais) renforcent l’aspect baroque de l’ensemble, de même que des interludes greffés qui saluent l'art du grotesque d’Arbus, Browning, Chaney et Joyce.
En tournée depuis novembre dernier, le spectacle de la Compagnie L’héliotrope laisse aussi place à la musique. Anne Cressent livre une interprétation du célèbre Madame rêve (Grillet / Bashung) sous les acrobaties aériennes de Jonas Leclere, accompagnée par trois musiciens placés en surplomb de la scène : Michael Felberbaum (guitare), David Grebil (batterie) et Vincent Lafont (claviers). Vincent Artaud leur a confié une musique discrète, sensuelle et languide, pouvant rappeler l’univers de Nick Cave. Présente de bout en bout comme un roulis marin feutré, elle s’interrompt lors des fréquents éclats entre Schön et sa protégée, femme moins passive que l’opéra nous l’avait laissé croire [lire nos chroniques du 18 février 2017, des 21 novembre et 6 juin 2015, du 28 octobre 2012, du 21 octobre 2011, du 4 août et 4 février 2010, du 20 avril 2009, du 19 juin 2005, enfin des 14 juin et 2 février 2003].
LB