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Chroniques
Lulu
opéra d’Alban Berg
En réunissant une distribution exemplaire, en invitant un metteur en scène qui se penche attentivement sur les ouvrages qu’il monte et sait s’entourer d’une équipe scénographique inspirée, enfin en confiant la fosse à son excellent chef, l’Opéra national de Lyon peut être fier de sa nouvelle Lulu, coproduite avec les Wiener Festwochen et la Scala, dont nous découvrons la première ce soir.
Suivant attentivement et pas à pas l’évolution de l’intrigue, Peter Stein investit peu à peu l’ouvrage, plus en homme de théâtre qu’en metteur en scène d’opéra, d’ailleurs. Si l’on peut lui reprocher une littéralité quelque peu maladroite dans les deux premières scènes, la réalisation s’en échappera bientôt, sans s’affranchir trop des contingences de l’argument, ce qui est sagesse. Le résultat manie précautionneusement une touche expressionniste qui encadre une option plus esthétisante que trois heures suffiront à faire choir de sa futile superbe, réussissant ce mélange doux-amer de compassion et de cynisme sur le fil duquel se tient sans cesse en fragile équilibre cette épopée tragicomique.
Les personnages sont soigneusement construits sans qu’aucun ne soit oublié, dans une conception qui omet ingénieusement de s’en tenir à des emblèmes et creuse plus profondément l’assise psychologique de chacun, sans lourdeur pour autant. C’est particulièrement vrai pour l’Athlète, dandy contrarié nourrissant un absurde rêve mondain, tenant physiquement à la fois de Wilde et de Berg (dont on dit assez qu’il ressemblait à Wilde). Extrapolation ? Non, tout est dans le texte, si l’on daigne le regarder bien.
Rien d’anodin ni d’hasardeux, donc, dans la direction d’acteur comme dans les décors de Ferdinand Wögerbauer, inventant des lieux qui racontent le temps qui passe, cette fraîche lueur venue de l’extérieur que l’on admire (à travers des baies qui en souligne l’inaccessibilité) depuis l’irrémédiable enfermement de l’héroïne, dans les costumes imaginés par Moidele Bickel et la lumière choisie de Duane Schuler qui fait vibrer plus le mur d’affiches du Prologue, la loge de la dernière scène de l’Acte I et la sordide soupente de la conclusion que les fastes illusoires des autres moments, disant une nouvelle fois que du drame la vérité se rencontre en ces lieux seuls. Un regret, toutefois : que l’on ne montre aucun film durant l’interlude de l’acte médian, pourtant conçu pour ce faire.
Le plateau vocal offre des incarnations que l’on retrouve avec plaisir.
Ainsi de Robert Wörle, remarquable Prince, Valet au grotesque attachant, Marquis terrible, client drôle de maniaquerie britannique et, avant tous, impressionnant Professeur dans son effondrement initial, autant de rôles qu’il campait à merveille dans la production de Mussbach vue à Berlin [lire notre chronique du 14 juin 2003]. Ainsi également de Paul Gay dont nous saluions à Strasbourg déjà le Dompteur et, surtout, l’Athlète [lire notre chronique du 19 juin 2005], de la digne Geschwitz de Hedwig Fassbender (Strasbourg, encore) et de Franz Mazura, immense Schigolch de quatre-vingt cinq ans applaudi à Toulouse [lire notre chronique du 2 février 2003] et à Strasbourg (toujours). Enfin, l’agilité du soprano américain Laura Aikin, goûtée il y a peu dans la Lulu Suite [lire notre chronique de 20 janvier 2009] et que nous approchions dans le rôle-titre par une captation de l’Opéra de Zürich [lire notre critique du DVD], fait ici florès : non seulement la prestation chantée s’avère époustouflante, mais la dimension théâtrale laisse pantois.
Autour de cette bordée d’habitués, pourrait-on dire, se remarquent des artistes brillants, qu’il s’agisse de l’inquiétant Banquier de Johann Werner Prein, du Lycéen fébrile de Madgalena Anna Hofmann (ne serait-ce pas une sorte d’Egon Schiele enfant ?), du Peintre avantageusement sonore de Roman Sadnik, de l’Alwa élégamment chanté de Thomas Piffka ou de Stepen West, Schön vaillant.
À ces commentateurs qui écrivirent autrefois qu’Alban Berg serait le plus romantique des trois Viennois, il sera conseillé d’écouter attentivement l’évidente modernité que souligne judicieusement la direction de Kazushi Ono, cette modernité des Altenberg Lieder et de l’Opus 6 composés une quinzaine d’années plus tôt. Avec la complicité des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, le chef japonais signe une version plus radicale encore que l’enregistrement qu’en effectuait Pierre Boulez à l’issue des représentations parisienne de 1979.
BB