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Chroniques
L’incoronazione di Poppea | Le couronnement de Poppée
opéra de Claudio Monteverdi
L’incoronazione di Poppea demeure un ouvrage délicat à mettre en scène, comme en témoignent les nombreuses expériences plus ou moins heureuses vues ici et là, ces dernières années. Disons-le d’emblée, la proposition de Nicolas Joel s’inscrit dans une transposition réussie, sa scénographie situant l’action dans un hémicycle dont les massifs athlètes de marbre suggèrent le Foro Italico érigé au début des années trente par Enrico Del Debbio.
Par un ingénieux procédé qui fait pivoter l’arrondi d’un bâtiment en coupe, les protagonistes évoluent dans une architecture marquée par le fascisme (décors d’Ezio Frigerio), révélant d’autant mieux l’urgence des situations. Également datés, les costumes de Franca Squarciapino sont bien ceux d’un temps où une certaine élite, largement vulgaire, entendit user, dans sa distraction, des avantages de la modernité tout en imposant une barbarie d’un autre âge aux classes dominées. Aussi, les fresques rappellent-elles un Art Nouveau moribond dont les courbes alanguies contrastent presque dangereusement avec les impératives arêtes – bien qu'à travers un prisme flatteusement callipyge – d’autant d’avant-bras, d’arcades sourcilières et de cuisses qui limitent le regard, dans une lumière signée Vinicio Cheli qui tour à tour découpe cruellement les contours par une blancheur édifiante ou laisse respirer l’imaginaire en distribuant des ocres arrondis, plus sensuels, tout droit venus du Giardino dei Finzi-Contini. Assez naturellement y rencontre-t-on une Drusilla raquette en main, un Nerone mussolinien en uniforme blanc et casquette, une élégante Poppea de film muet, et ainsi de suite.
Lorsqu’un tel parti pris associe aux détails du flacon une direction d’acteur attentive, il s’assure l’ivresse. Outre la parfaite cohérence avec laquelle les personnages intègrent cet espace à la circulation toujours limpide, l’on a pris la peine de se pencher sur les affects au point de rendre chacun d’entre eux crédible et attachant. Le public suit l’intrigue de palais dans une rare familiarité sans que jamais la production n’ait recours à des ficelles trop tendues. Servi par une distribution dans l’ensemble avantageuse, le spectacle fait mouche.
Introduisant ce Couronnement depuis les baignoires, Fortuna et Virtu haranguent l’opinion d’un seul et troublant profil : celui des sœurs Milanesi, Giorgia et Raffaella, idéalement employées. Khatouna Gadelia est un Amore à la voix agile, lampe de poche en main, ouvreur qui invite à regarder se blottir dans le noir pour admirer des monstres sur grand écran. On félicitera tant les petits rôles – Laurent Labarde, Alfredo Poesina et Ivan Ludlow – que les seconds, comme la Nutrice hypocondriaque d’Anders Jerker Dahlin au chant toujours soigneusement mené, la truculente Arnalta que campent les brillants cuivres de Gilles Ragon et la fausse candeur intrigante du Lucano à la voix souple d’Emiliano Gonzalez-Toro.
Quant aux rôles clés, passant sur quelques réserves que font émettre les prestations de Giorgio Giuseppini (Seneca) et de Max Emanuel Cencic (Ottone), l’on salue la fraîcheur vocale de Sabina Puertolas en Drusilla, Sophie Koch qui, parfois au détriment de la nuance, offre à Nerone toute la richesse de son timbre, ainsi que l’agilité, l’efficacité et le charisme d’Anne-Catherine Gillet en Poppea. Enfin, l’on gardera un souvenir tant ému qu’admiratif de l’Ottavia de Catherine Malfitano, imposant à la fois grandeur, sensibilité et démesure au personnage, jusqu’au bouleversant Addio Roma, addio patria, amici addio.
Depuis les claviers (clavecin et orgue), Christophe Rousset conduit une douzaine d’instrumentistes de ses Talens Lyriques dans une interprétation attentive qui pas à pas suit la dramaturgie de L’incoronazione di Poppea sans omettre jamais les dimensions moins spectaculaires de l’œuvre, livrant un Monteverdi subtilement pensé.
BB