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Médée
opéra de Luigi Cherubini
Dans le domaine lyrique, il est des noms qui désormais suffisent seuls à créer le buzz. C'est le cas de ceux de Krzysztof Warlikowski et de son inséparable costumière-décoratrice Małgorzata Szczęśniak dont la Médée, trois ans après sa création in loco, est reprise à La Monnaie de Bruxelles pour l'ouverture de sa nouvelle saison. Ainsi, au fil des saisons, rien qu'entre ce théâtre et l'Opéra de Paris les aficionados purent profiter de relectures radicales d'Iphigénie en Tauride [lire notre chronique du 1er juillet 2006], de L'Affaire Makropoulos [lire notre chronique du 27 avril 2007], de Parsifal [lire notre chronique du 4 mars 2008], du Roi Roger [lire notre chronique du 18 juin 2009], de Macbeth, etc., en sus de la présente tragédie de Cherubini.
Relecture radicale : est-ce transposition ? Direction d'acteurs ? Lumières, décors, costumes ? Un peu de tout cela, et même mieux, ici : le programme prévient que le texte original parlé – vous savez, tous ces alexandrins démodés – ne tenant plus décemment la route, des propos récrits l'ont remplacé. Pourquoi pas, s'il s'agit de substituer à une versification empesée par le passage des siècles une aération bienvenue, en prose, allant en termes simples et élégants à l'essentiel. En effet tout en regardant ostensiblement vers Gluck et Piccinni, Médée a été légendée, sinon dans sa première version du moins dans sa seconde, opéra-comique, ce qui dit grandement la prépotence des dialogues. Qu'en reste-t-il ? Au total, exactement cinquante-quatre répliques. Ce ne serait rien que vétille quantitative, après tout un pont jeté vers le Singspiel contemporain, si ne s'y débusquaient quelques instants hautement délectables, au rang desquels « Tu es satisfaite de tout ce bordel ? » ou « Tu es minable, je n'en veux pas de ton fric ! ». Ceci pour le langage seulement familier. Il y a plus cru : « Je suis pleine encore de ses mots. Son corps, son sexe, son sperme ». Des termes bien banals, en vérité, mais où s’entend une vraie joie infantile à éructer des gros mots. Un cas d'école pour analyste !
Car le metteur en scène polonais paraît fétichiste, de ceux qui se répètent à l'envi. Décodons davantage sa scénographie. Dircé et Médée passent une grande partie de leur temps en combinaison, blanche pour la « nunuche », noire pour la virago. Médée est toutefois une virago malheureuse, donc elle boit. Créon, en revanche, pour la menacer, se contente, en survêtement, d'une bouteille d'eau minérale en plastique, tandis que les choristes affublés de même, restent roides, d'une géométrie millimétrée. Double meurtre commis, la mère coupable fume et s'en va. La vidéo – pensiez-vous y échapper ? – est contingentée à l'ouverture, sur le rideau lui-même, rivant bien dans les esprits, à l'aide de bandes vintage à la liesse factice, que l’on assiste à un drame conjugal.
Il y a pire : à aucun moment Médée, fauteuse de trouble puis criminelle par amour, vaguement ramenée à un look cuir, n’est présentée, même fugacement, comme dotée de pouvoirs magiques – à l'exception hypothétique du début de l'Acte III, dont les néons de fête foraine tombent totalement à plat. Celui qui ne connaîtrait pas la légende ne comprendra pas comment l'exilée de Colchide supprime sa rivale Dircé. Détail ? Que nenni : à réfuter le mythe, à trop vouloir rapprocher Euripide de Sainte Jeanne des Abattoirs [Brecht, ndr], à tout ramener à une trivialité moderne, plus rien ne fait sens.
Et la musique ?
Rendons grâce à Christophe Rousset d'avoir fait le choix, si longtemps attendu, du retour à la source, c'est-à-dire paroles chantées françaises et instruments d'époque. Lorsque Luigi Cherubini (1760-1842) compose sa Médée, en 1797, il est à Paris depuis huit ans, sans peut-être savoir qu'il ne quittera pratiquement plus la France, laquelle lui prodiguera les plus grands honneurs, le saluant à sa mort par des obsèques nationales. Gluck et Piccinni l'ont éclairé, donc, mais pas seulement. Par son feu d'artifice vocalisant, l'air de Dircé (Acte I) est une pure réminiscence d'opera seria, tandis que (peu après) celui de Jason en appelle aux mânes du ténor à la française, c'est-à-dire la haute-contre. Le prélude du III est ce qu'il y a de plus annonciateur du préromantisme, tant celui de Weber que du bel canto et de ses scènes d'orage bien connues. Il ne fait aucun doute (et pas seulement par le thème infanticide) que les atermoiements de l'héroïne devant l'horreur à commettre auront inspiré le Bellini de Norma.
Dans la peau vocale de Médée, Nadja Michael déçoit. Son énergie n'est pas en cause, sa prononciation est correcte, mais lorsqu'au feulement des graves répondent des aigus stridents, la patience s'étiole. Le Créon de Vincent Le Texier n'a guère qu'un beau timbre à offrir, tant son émission engorgée et sourde parvient à rendre son personnage atone. Pareillement, de la Néris morne de Christianne Stotijn ou du matériau aigrelet de Hendrickje Van Kerckhove, pâle Dircé, il y a d'autant moins à retenir que les seules Servantes de l'Acte I, Gaëlle Arquez et Anne-Fleur Inizan, parviennent aisément à les éclipser. Seul Kurt Streit, méritant Jason, donne une leçon de beau chant, timbré, projeté, expressif ; plus ténor lyrique que léger, il est marginalement à la peine mais aisément pardonné.
Les superbes individualités des Talens Lyriques, enfin, se voient imposer par leur chef une dialectique minimaliste ainsi condensable ainsi : soit le fortissimo fracassant à timbales débridées « pour faire peur », comme en une ouverture de fait dépourvue de toute gradation tragique – soit, par exemple, le voyage au bout de l'ennui d'un air de Néris sisyphéen qui fait bâiller comme jamais.
JD