Chroniques

par françois cavaillès

Médée
tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier

Grand Théâtre, Genève
- 30 avril 2019
Anna Caterina Antonacci chante Médée (Charpentier) au Grand Théâtre de Genève
© gtg | magali dougados

L’Ouverture à la française en est d’abord majestueuse et granuleuse, grâce aux instruments anciens de la Cappella Mediterranea, ensuite rêveuse, avant le fugato très léger. Sur ce petit magma de songes, sous le charme de flûtes passagères, se fend le rideau du Grand Théâtre de Genève, invitant le spectateur à se planquer dans le coin de quelques hautes pièces d’un manoir. Ces salons, foyer de lumières et de vêtements élégants, ont l’ambiance feutrée et un peu austère d’après-guerre, entourée de sentinelles et de domestiques. La scène porte une touche anglaise aussi nette que les uniformes scolaires des deux bambins, veillés par des femmes semblant en résistance passive.

Étrange de pénétrer ainsi, sans le Prologue glorieux, dans la rare tragédie lyrique Médée (1693) de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), faisant la rencontre des vers souples et français de Thomas Corneille (1625-1709) émis dans un décor résolument d’outre-Manche. Il s’agit d’une coproduction entre la place de Neuve et l’English National Opera qui trouve, chez le metteur en scène écossais David McVicar [lire nos chroniques d’Agrippina, L’Incoronazione di Poppea, Giulio Cesare in Egitto, Das Rheingold, Salome, Die Walküre, Faust, La clemenza di Tito, Die Meistersinger von Nürnberg, The rape of Lucretia, Les Troyens, Adriana Lecouvreur, Roberto Devereux et Gloriana], l’art de composer des tableaux vivants, avec l’aide de la créative styliste Bunny Christie, sous les lumières tout aussi soignées et poétiques que signe Paule Constable. Fort bien aéré, voici un huis clos moderne, réaliste et naturel, à l’exception notable de l’impressionnante fête guerrière et galante (à la fin de l’Acte I). La fantaisie explose dans un vaste numéro extraordinaire, presque magique, teinté de music-hall. Dans ce registre éclatant d’ingéniosité, les irrésistibles chorégraphies créées par Lynne Page et reprises par Gemma Payne valent leur pesant d’or, pleines d’esprit, de tonus parfois acrobatique et de références surprenantes – notons Popeye pour les marins, Betty Boop pour les danseuses de cabaret. Assemblée pour l’occasion, une troupe de jeunes talents très internationale en réussit la réalisation.

« Un dragon assoupi
De fiers taureaux domptés
Ont, à ses yeux, suivi mes volontés »

Au premier grand air de Médée, par le soprano dramatique Anna Caterina Antonacci, s’embrase l’ensemble franco-suisse dirigé par son fondateur Leonardo García Alarcón pour les premières de ses terrifiantes symphonies. Raisonnements et action fusent, mais la passion que Charpentier prête aux voix est sensible et la gestuelle des protagonistes fait sens – par exemple lorsque Jason, chantant « Ignorez-vous d’un père où va le tendre amour ? », embrasse ponctuellement ses fils, devant leur mère. Dans ce rôle, le ténor de Cyril Auvity a bon cours, fluide et assez puissant, jusqu’à une certaine extase héroïque [lire nos chroniques d’Il ritorno d’Ulisse in patria, Berenice, Platée et Les Indes galantes]. Ainsi de l’air empanaché de l’allant poétique des archets, Que me peut demander la gloire. Les qualités de comédien ne lui manquent pas non plus, mérite partagé par l’ensemble de la distribution.

Sans une goutte de bel canto, mais à travers des récitatifs lyriques de haut vol, le public savoure plutôt des soprani de semi-caractère. C’est le cas de la flamme claire et ferme d’Alexandra Dobos-Rodriguez en suivante Nérine, du timbre excellent allié à une émission remarquable et à une diction perfectible chez le mezzo Mi-Young Kim (notamment dans le charmant air italien du divertissement final, onirique et sensuel), mais encore de l’intensité directe, alerte et juvénile de Magaly Léger, tant en confidente Cléone qu’en fantasque Amour endiablé.

Les rôles masculins sont tenus avec la vaillance qui convient, de l’Arcas brutal et généreux du baryton Alban Legos (également Argien, ainsi que Vengeance remuante) jusqu’au coriace et intrépide Corinthien de Jérémie Schütz, ténor classieux et flamboyant [lire nos chroniques d’Ariodante et de Gianni Schicchi], en passant par l’Argien campé par le fougueux ténor José Pazos [lire notre chronique du Médecin malgré lui]. Plus ingrat, presque en faire-valoir, mais bien raffermi à l’Acte IV, le prince Oronte bénéficie du baryton doré de Charles Rice. Parfois danseur, le Chœur du Grand Théâtre de Genève, dirigé par Alan Woodbridge, partage la pompe et l’attrait de l’orchestre dans les pages les plus grandioses, d’abord dans la liesse fusionnelle puis dans le funèbre abattement. Les petits ensembles ont aussi nos faveurs, vivaces et enchanteurs, comme Charpentier les conçut, tels le duo de fêtards emporté par la sarabande sur un tapis volant de cordes, le tout sous un jour ou un crépuscule que rend parfaitement la scène.

Comme au temps de Louis XIV, bien qu’avec des arguments différents ou actualisés – une seule grosse machine volante en vue –, le spectacle des deux premiers actes fait l’effet emballant d’une symbiose enjouée, avec quelques coups de génie inventifs (ainsi en plaçant sous le signe d’hélices géantes le rondeau de la grande passacaille). Puis tout semble livré à l’exceptionnelle performance d’Anna Caterina Antonacci, reine au coeur blessé, magistrale tragédienne dans son monumental monologue vers la vengeance, une démence terrible parmi le sabbat des goules, jusqu’à friser le pathétique au dernier acte [lire nos chroniques de Medea à Toulouse et Turin, Les Troyens, Falstaff, Otello, Carmen à Toulouse, à l’Opéra Comique et à l’Opéra national de Paris, Dido and Æneas, La damnation de Faust à Marseille et au Festival Berlioz, Pénélope et La voix humaine]. Progressivement s’affirme aussi l’imposant Willard White (Créon), basse goûteuse jusqu’au sépulcral air d’agonie, Noires Divinités, avant une scène de folie sans grand ressort, le roi courant enfin à sa perte après une sorte de faux départ.

Sortie magnifique, en revanche, pour la superbe Créuse de Keri Fuge [lire notre chronique de King Arthur]. Le mélodieux soprano anglais atteint le paroxysme amoureux. Avant de s’éteindre elle chante aussi l’humanité digne, face aux pires horreurs et, en complément du bon travail qu’exige ce grand rôle, la voix s’avère tendrement dominante lors du merveilleux divertissement des fantômes. Soudain étourdi dans un halo sans limites, le spectateur de confier, à l’instar du légendaire Créon :

« Par quel prodige, à moi-même contraire
En voyant ces objets, n’ai-je plus de colère ? »

FC