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Müsennâ (fêtes et divertissements à Istanbul au XVIIe siècle)
spectacle de Cécile Roussat et Julien Lubek
C’est par un projet d’importance dont les protagonistes étaient en résidence ici-même depuis une dizaine de jours que s’ouvre la trente-et-unième édition du Festival de Sablé. S’inspirant de textes d’Ali Ufkî, Antoine Galland, Joseph Grelot, Jean Thévenot, Pietro della Valle, Thomas Dallam, Evliya Celebi et du Marquis de Nointel, voici un spectacle qui emmène le public en une promenade à la fois musicale et poétique dans l’Istanbul du XVIIe siècle. Usant d’un dispositif ingénieux, efficace et simple, qui niche deux ensembles musicaux de part et d’autre d’une scène au plateau amovible, musicien baroques occidentaux d’un côté et musiciens traditionnels turcs de l’autre, Müsennâ se présente comme une fantaisie cependant savamment ancrée dans une connaissance accrue des matériaux dont elle use et des domaines qu’elle explore.
Depuis de nombreuses années, Chimène Seymen, musicologue, chanteuse et directeur artistique des ensembles La Turchescha et Cevher-i Musiki, ce dernier étant musicalement dirigé par Hakan Cevher, approfondit une approche éclairante des liens entre tradition turque et musique occidentale pendant la période baroque. La question posée : quels contacts musicaux ont-ils pu avoir lieu entre les cultures en présence à Istanbul, au moment des lumières, du voyage, des échanges commerciaux, de l’envie de découvrir d’autres horizons ? L’idée qui génère l’aventure est de révéler dans le paysage baroque européen du XVIIe siècle la présence de l’empire Ottoman. Après des années de recherche et de musique dont témoignait déjà, il y a deux ans, l’édition du CD La sérénissime et la sublime (chez Calliope), survient tout naturellement ce formidable moment de musique, de théâtre, de danse, de chant, mais aussi de pantomime, où jongleurs, oiseleurs, masques et acrobates marient génialement leur art aux disciplines plus académiques.
De la vie du Sérail à l’école des pages, en passant par les grotesques farfelus d’une maison de café et jusqu’à la farce d’un certain Molière, ottomans et occidentaux jouent main dans la main en des échanges parfois insolites de couleurs instrumentales. D’un impressionnant cumul de documents, d’une recherche précise et de la confrontation au manuscrit miraculeux (comme le définit Chimène Seymen) d’Ali Ufkî, alias Wojciech Bobowski – Polonais tenu en esclavage à Istanbul, employé par le sultan pour ses talents de musicien, et qui, en sa qualité de quasi maître de chapelle des pages, pourrait-on dire, nota toute la musique qu’il put aborder, aussi bien des passages de Monteverdi que la musique turque –, le projet dépasse bientôt le strict domaine musical.
Là interviennent la chorégraphe et danseuse Cécile Roussat, le metteur en scène et comédien Julien Lubek, eux-mêmes se frottant à l’art du danseur turc Ümit Yumlu. « On s’est aperçu, en travaillant avec Ümit à Izmir, qu’en danse turque traditionnelle et en danse française de la Renaissance, les rythmes étaient assez proches. En revanche, il y a des différences d’autres ordres : la Turque est très ancrée dans la terre, par exemple, tandis que la Française de la Renaissance garde toujours la tête au-dessus des nuages », confient-ils.
Le propos s’élargit plus loin encore, jusqu’à la fête turque, se tournant alors vers funambules, équilibristes et montreurs d’ours, tout un univers de bateleurs dont l’énergie brute est évoquée avec superbe par les acrobates Hilarion Pierre Brumant et Iris Garabedian.
Il est très rare qu’un projet de cette envergure mène à une telle réussite. Le danger est toujours de donner naissance à un pensum plus ou moins comparatif un rien congelé. Rien de tout cela avec Müsennâ, livré par les voix de Chimène Seymen, de Tolga Meric et la narration truculente de Julien Lubek, Müsennâ que dans le cadre de la Saison de la Turquie en France une tournée mènera un peu partout ces prochains mois, et dont nous aurons encore, avec infiniment de plaisir, à vous parler.
BB