Chroniques

par bertrand bolognesi

Madama Butterfly | Madame Butterfly
opéra de Giacomo Puccini

Halle aux Grains (saison hors les murs du Théâtre du Capitole), Toulouse
- 20 juin 2004
très émouvante Veronica Villaroel en Butterfly à Toulouse
© patrick riou

Au centre du public, un sable gris ratissé, quelques branches mortes et de gros galets veinés bordent une façade blanche ornée d’herbes fines où s’ouvre un paravent de papier, avec une avancée de bois sur pilotis en guise de scène et, pour seul mobilier, une austère table à thé. Quelques échassiers noir et blanc fréquentent ce jardin zen, sur la plage et dans le ciel.

Dès les premières mesures, l’Orchestre national du Capitole affirme avec précision une sonorité charnelle et une belle dynamique. Après un prélude assez vif, Maurizio Benini développe au pupitre une lecture soignée, toujours au service de la dramaturgie. On citera la légère accélération préparée pour l’énumération du défilé de la famille et des notables aux noces prochaines, par exemple, ou les délicieuses finasseries qui accompagnent la description de Butterfly par Pinkerton. Au fil de la représentation, le chef suit chaque sentiment, chaque intention, avec un art de la nuance et du relief d’une précieuse générosité.

Sur cet espace central sans rideau, comme une arène où la pauvre Cio-Cio-San sera sacrifiée, la mise en scène de Nicolas Joel, adaptée pour l’occasion, fait entrer les personnages par la salle et les gradins – sauf Suzuki, véritable pilier de la maison de carton au bord de l’eau. Par deux fois, l’effet est saisissant : pour l’arrivée de la geisha parmi les jeunes filles (premier acte) et pour l’apparition du bonze.

Si le Pinkerton du ténor italien Marco Berti est relativement bien mené, avec puissance et des aigus fulgurants, le chant manque en général de nuances et le jeu s’avère privé de finesse. Je dis bien lejeu : certes, le personnage n’est pas fin, mais il faut une certaine finesse pour l’exprimer. Si le lieutenant est suffisant, imbu de lui-même, assez antipathique, il désire vraiment la jeune fille dont il admire sincèrement les grâces ; aussi est-il mal venu de le montrer si cordialement froid et oisif.

Jean-Luc Chaignaud livre un Sharpless au timbre chaleureux mais souvent confidentiel, totalement couvert dès que l’orchestre s’enflamme. En revanche, le personnage du Consul se montre parfaitement crédible. Jean-Pierre Lautré compose un Goro plus vrai que nature, servile, malin et perfide, servi par un timbre un rien nasillard qui correspond bien au rôle. On retrouve Nicolas Courjal en bonze, offrant un chant irréprochable et bien projeté, mais une présence trop gesticulante. Niang Liang est une Suzuki attachante et honorable.

Le grand choc de la représentation demeure incontestablement la prestation du soprano chilien Veronica Villaroel dans le rôle-titre. Avec une voix non dépourvue de graves bien assis, large dans toute la tessiture, un timbre fort souple qui lui permet de discrètement infantiliser le caractère dans le premier acte et de révéler une force dramatique immense par la suite, l’artiste donne une Butterfly exceptionnelle, magnifiquement chantée et jouée, mue par une vie et une émotion permanentes. Il n’est pas une phrase, un mot, une note, un soupir, qui ne soit senti. Peu à peu, on oublie la scène, son fauteuil, l’artifice : l’émotion prend toute sa place. Le public est suspendu au moindre de ses gestes, de ses regards, jusqu’aux derniers moments qui deviennent insupportables de vérité. Pas de pathos, de surenchère, d’excès gratuit et superficiel : la douleur de Butterfly est réellement là et, progressivement, pénètre. Au troisième acte, pas la moindre toux dans les gradins, pas un souffle, pas un geste : chacun souffre, attend comme elle ou retient ses larmes. La voix de Veronica Villaroel engage son jeu qui lui-même nourrit sa voix, dans un perpétuel échange qui va crescendo jusqu’à une parfaite symbiose entre forme et fond, technique et émotion – il n’est pas indifférent que le soprano ait été l’élève de Renata Scotto qui fut elle-même une Butterfly déchirante, et sans doute la plus belle de l’histoire du disque.

Lorsque la lumière revient, la voilà chaleureusement acclamée par une partie du public reconnaissant, tandis que l’autre se réfugie dans son mouchoir.

BB