Chroniques

par bertrand bolognesi

Madama Butterfly | Madame Butterfly
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 17 septembre 2024
Madama Butterfly, opéra de Giacomo Puccini, à l'auditorium Bastille (Paris)
© chloé bellemère | onp

La reprise de cette production presque trentenaire n’est certes pas l’événement de la rentrée de l’Opéra national de Paris : c’est aux Brigands, l’opéra bouffe d’Offenbach que Barrie Kosky met en scène au Palais Garnier, qu’il revient sans doute de marquer ce début de saison (à partir du samedi 21 septembre). Si la présente représentation de Madama Butterfly est la mille deux cent quatre-vingt-unième de la maison, l’ouvrage n’y fut toutefois pas toujours aussi populaire. En effet, la tragédie japonaise en trois actes de Puccini, créée en 1904 à la Scala (Milan), ne gagne la première scène parisienne que le vendredi 23 juin 1978 : Georges Prêtre était au pupitre, tandis que Teresa Zylis-Gara, Jocelyne Taillon, Franco Tagliavini et Tom Krause incarnaient respectivement Cio-Cio-San, Suzuki, Pinkerton et Sharpless dans le spectacle réglé par Jorge Lavelli, qui, après dix représentations, ne fut jamais repris in loco.

Cinq ans passèrent, jusqu’au mercredi 12 octobre 1983 où Raïna Kabaïvanska, Christa Ludwig, Ernesto Veronelli et Giorgio Zancanaro – excusez du peu !... – chantèrent La madama (comme l’on dit de l’autre côté des cols alpins) sous la direction d’Alain Lombard, le Piémontais Pier Luigi Samaritani signant alors une mise en scène double – on dirait aujourd’huicritique –, quatre des quinze représentations (celles-ci défendues par Hélène Garetti, Anna Ringart, Maurizio Frusoni et Alessandro Corbelli) s’attelant alors à la version scaligère en deux actes (17 février 1904), soit l’originale, quand la version de Brescia, en trois actes (28 mai 1904, Teatro Grande), que l’on joue habituellement, occupait les onze autres soirées. Enfin, c’est le vendredi 19 novembre 1993 que la vision de Robert Wilson est révélée au public. William Stone y est Sharpless, Johan Botha se charge de Pinkerton, Hanna Schaer de Suzuki et le rôle-titre revient au soprano étatsunien Diana Soviero, sur la jeune scène de la Bastille où maestro Myung-Whun Chung œuvre en fosse pour douze représentations. C’était le début d’une vaste aventure, la production étant ensuite reprise pour neuf autres séries (dix représentations en 1994, sept en 1997, dix en 1998, treize en 2006, quatorze en 2009, dix en 2011, sept en 2014, onze en 2015 et quinze en 2019). Pour celles et ceux qui ne l’auraient toujours pas vue, depuis le 13 novembre 2019 où elle était jouée pour la cent neuvième fois, la Butterfly de Bob Wilson est revenue il y a trois soirs et, après celui-ci, demeurera encore à l’affiche onze dates (jusqu’au 25 octobre), en cette année 2024 qui célèbre le centenaire de la disparition de Giacomo Puccini.

Une distribution diversement efficace est réunie pour l’occasion. Marianne Chandelier (Mère), Liliana Faraon (Tante) et Stéphanie Loris (Cousine) forment un ensemble irréprochable. On apprécie également les barytons coréens Hyunsik Zee en Officier du registre [lire notre chronique de Don Quichotte] et Young-Woo Kim en Yakusidè [lire notre chronique des Troyens à Cologne], ainsi que Bernard Arrieta qui, au Commissaire impérial, prête l’autorité certaine d’une basse sonore [lire notre chronique de Lohengrin]. Positivement remarquables sont encore la jeune Sofia Anisimova, mezzo-soprano ukrainien campant une Kate douce à la présence presque lunaire, le baryton costaricien Andres Cascante dont la flatteuse fermeté met en valeur le prince Yamadori [lire notre chronique de The Exterminating Angel], enfin l’excellent Vartan Gabrielian, Bonze luxueusement musical tenu d’un baryton-basse puissant. Si Christopher Maltman semble cette fois un peu fatigué en Sharpless, Carlo Bossi assure d’une verve inépuisable un Goro dignement doté d’une ligne de chant soigneusement sertie, loin des usuelles caricatures vocales. La projection strictement directionnelle de Stefan Pop favorise un Pinkerton au chant élégant, quoique confidentiel par moments, que l’artiste, intelligent, ne force cependant jamais [lire nos chroniques de L’elisir d’amore, Der Rosenkavalier et Il castello di Kenilworth]. Le couple féminin accomplit pleinement ses devoirs, qui sont d’émotion autant que de magnificence vocale. La profondeur de timbre d’Aude Extrémo est un véritable baume qui caractérise une Suzuki des plus généreuses [lire nos chroniques de L’enfant et les sortilèges, Semiramide, Les contes d’Hoffmann, Les Troyens à Paris, Requiem, La princesse jaune et La vestale]. Cet étonnant velouté de la voix répond magnifiquement à Eleonora Buratto, soprano plus rond que celui qu’on accorde généralement à Cio-Cio San, et dont le chant ne cherche en rien à singer l’adolescence du personnage – outre que l’opéra reste un genre qui manie la convention plus que le réalisme, voilà qui fonctionne parfaitement avec l’option de mise en scène. Son organe atteint une envoûtante plénitude au fil de la soirée [lire nos chroniques de La bohème, Don Giovanni, Moïse et Pharaon, Idomeneo et Otello].

Si le plateau satisfait, c’est d’abord la direction musicale qui enchante. Après l’avoir mené dans I Capuleti e i Montecchi puis Don Pasquale, Speranza Scappucci retrouve l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans cette œuvre qu’elle a jouée à Liège, où nous eûmes souvent le plaisir de l’entendre [lire nos chroniques de Jérusalem, Manon Lescaut, Aida, I puritani, La Cenerentola ossia La bontà in trionfo et Simon Boccanegra]. Sa conception est principalement de gracilité fiévreuse, dans une prestesse qui vient fertilement contraster avec la circulation wilsonienne. Il y a le feu, y compris dans le duo amoureux de la fin du premier acte où la cheffe italienne ne détend rien mais respire la dynamique du désir, avec un sens du drame qu’elle n’abandonne jamais. Le soin par ailleurs apporté aux alliages timbriques rend un bel hommage au savoir-faire du compositeur, bien servi par les artistes du Chœur, dûment préparés par Alessandro Di Stefano.

Que dire encore de la production… L’étrangeté inquiétante de sa morosité continue de sidérer, dans un rituel ouvert dès les premières mesures. Dans cette scène où tous sont suspendus à la réaction de Butterfly lorsqu’elle comprend que la rivale ravira l’enfant, Wilson et Giuseppe Frigeni excellent vraiment – il y a là un climax théâtral certain. Mais bien des choses ont du mal à prendre, tout de même. Ainsi des fleurs sacrificielles du printemps à l’amour impossible, vécu par une seule jusqu’à s’y perdre, il faut l’avouer, mais surtout du battement d’ailes de l’héroïne mourante, proprement risible.

BB