Chroniques

par bertrand bolognesi

Madame Butterfly | Madame Butterfly
opéra de Giacomo Puccini

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 10 septembre 2004
© vincent jacques | ano

C’est une version réduite par Ettore Panizza pour un orchestre d’une quarantaine d’instrumentistes qui fut choisie ici, plutôt que l’orchestration plus opulente de Puccini lui-même. Le musicien argentin est surtout connu en tant que chef – il dirigea, entre autres, au Met’ et fut l’assistant de Toscanini à la Scala de Milan, ville où il s’est éteint en 1967 à l’âge de quatre-vingt-douze ans –, mais il fut également compositeur et écrivit, outre de nombreux ouvrages de musique de chambre, quelques opéras dont les chanteurs sud-américains ont coutume d’extraire les airs brillants de leurs récitals. On saluera Pascal Verrot d’avoir mené cette partition avec autant de force et de cohérence dramatique.

Avec une fosse précise et délicate, on perçoit les voix sans les efforts habituels, ce qui ajoute à l’humanité des personnages. Cependant, la distribution souffre d’un manque d’unité parfois gênant. Parce que l’on préfère parler des bonnes choses, le mezzo Liliana Mattei donne une Suzuki avantageusement présente, malgré des graves souvent engorgés ; l’aigu semble d’une saine facilité et affirme une plénitude appréciable. Cyril Rovery est un Bonze efficace et sonore. Le baryton américain LeRoy Villanueva campe un Sharpless attachant, totalement différent de ce que l’on fait habituellement du personnage, bien sûr parce que la mise en scène l’aura construit autre (nous y reviendrons), mais également par un art de la nuance qu’on estime rarement nécessaire au rôle. Si les graves sont trop peu présents, le medium et l’aigu bénéficient d’une souple gamme expressive. Enfin, Nicolas Gambotti prête à Goro un organe vaillant au timbre lumineux, tout au service d’un personnage éloigné de toute caricature.

Après Lille, c’est Nantes et Angers qui accueillent la Butterfly que signait Jean-François Sivadier en mars dernier, qui sera montrée à Nancy d’ici peu. Il n’est jamais inintéressant de confronter un ouvrage ultra célèbre, qui plus est lorsque son univers est soumis à d’incontournables impératifs, à une volonté de proximité et de compréhension nouvelles par le biais d’une relecture qui s’affranchit des exemples multiples de mises en scène traditionnelles. On pourra dire de la réalisation de Sivadier qu’elle sème le doute, obligeant salutairement le public à aiguiser son acuité. L’ouvrage n’avait déjà rien en soi d’une gentille fable orientaliste, ce que certaines productions continuent d’oublier. Cependant, ce n’est pas tant l’implication historique et politique de Butterfly qui motive le propos de ce soir mais, d’ailleurs sans l’exclure pour autant, plus vraisemblablement le cheminement psychologique qui mène l’héroïne abusée jusqu’à sa perte.

Le rideau ne se lève pas : un comédien prépare la scène nue, bientôt envahie par les personnages venus de la salle. Des marins, un consul, des éventails décorés, des petits pieds ?... Rien de tout cela, mais au contraire des gaillards d’aujourd’hui qui s’installent sur le plateau comme on prend possession d’une salle paroissiale louée pour une soirée d’anniversaire. Goro, Sharpless et Pinkerton forment un trio un rien potache, facétieux et excité comme aux abords d’un enterrement de vie de garçon. Du reste, la salle et le public restent éclairés, le théâtre lui-même étant compris dans le lot qu’investissent les heureux fêtards. Les femmes apparaissent en haut de la scène, par un contre-jour volontairement théâtral : tout est manifestement cousu de fil blanc pour le meilleur divertissement de Pinkerton, enfant gâté qui partage avec panache une tocade de sympathique fou-dingue avec les siens. Les gestes sont parfaitement réglés, ceux qui les font arborant un sourire en coin qui désigne cette curieuse situation. On ne peut évaluer si l’on est au Japon ou ailleurs, peut-être dans le quartier asiatique d’une métropole occidentale. Ce qui est sûr et affreusement troublant, c’est que la douce jeune fille qu’on appelle Butterfly est la seule à ne pas entrevoir la supercherie.

Ce début est fascinant, mais plus on avance dans l’œuvre, plus l’option soulève d’incohérences. Une des principales vertus de cette production est de réveiller l’imagination de l’assemblée. Où va donc Pinkerton ? Peut-être vers un luxueux bureau de Manhattan. Qui sont ces gens qui continuent d’accompagner la jeune mère, après une nuit de carnaval ? Le bonze lui-même était-il prévu ou non dans la mise en scène offerte à Pinkerton ? Et si non, qui est-il, que signifie sa violente intervention ? Tout finit par prendre les atours d’une société secrète dont le rituel nécessiterait le sacrifice de Butterfly sans qu’elle doive en prendre conscience. Et Yamadori ? Le prince amoureux se suicide devant nos yeux après avoir été éconduit, ce que tout le monde semble trouver normal. Butterfly est l’objet du plus grand soin ; on la caresse comme on embrasse et couvre de pierres précieuses et de fleurs la brebis qu’on s’apprête à égorger. Du reste, Kate Pinkerton porte sur sa cheville le tatouage commun à toutes les femmes qui traversent le plateau : quadrature du cercle ?

Le personnage de Sharpless, qui annonce dès l’abord « prenez garde : elle y croit », se charge d’une ambiguïté troublante. Tour à tour enjoué ou délicatement humain (jamais protocolaire en tout cas), il paraît désapprouver le destin que l’on fait à Butterfly sans pour autant vouloir ou pouvoir tenter quoi que ce soit pour la sortir d’une terrible machine de mort. Ne serait-il pas lui-même le grand prêtre attaché à la future victime dont l’innocence et l’obstination, le renverrait à une émotivité non prévue par les codes de sa secte ?...

Un metteur en scène n’est pas un philosophe ; aussi est-il formidable qu’il pose toutes ces questions sans réponse, plutôt que d’inventer un système fermé d’interprétation de l’ouvrage traité. Nous le disions plus haut : il sème le doute. Mais attention : alors que larmes, faces grimaçantes et sanglots dans le chant contaminent chacun sur scène, l’émotion ne descend pas vers le public. Est-ce volontaire ? J’entends : est-ce choix délibéré que de cesser de vouloir faire pleurer le public avec cette histoire de geisha abandonnée ? Mais lorsque je parle d’émotion, j’entends toutes sortes d’émotions. Si tel est le cas, n’est-ce pas de l’indignation qui se répandrait dans la salle, voire la honte d’avoir calmement assisté à cette destruction ? De nouvelles questions, assurément.

BB