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Chroniques
Mahler Chamber Orchestra
Leif Ove Andsnes, piano et direction
Depuis quelques soixante-sept années se tient ici, à partir du 12 mai (en hommage à Smetana qui décéda ce jour-là, en 1884), le Pražské jaro, en français Printemps de Prague, l’un des festivals les plus enthousiastes d’Europe, dont nous abordons ces jour-ci trois soirées (la troisième n’est pas à proprement parler de sa production, mais l’événement s’associe à l’Opéra national dans le cadre d’un reprise d’un spectacle créé il y a deux mois). Les grands orchestres tchèques sont de la partie, bien sûr, sans compter les chœurs, mais aussi de nombreuses formations invitées, comme aujourd’hui le Mahler Chamber Orchestra, dirigé par Leif Ove Andsnes.
Non, vous n’avez pas la berlue : Leif Ove Andsnes est bel et bien pianiste, mais depuis quelques années déjà, comme bon nombre de ses confrères, il dirige – ce que par le passé nous fit savoir un enregistrement Mozart. Sertissant adroitement une partie médiane que, selon sa tradition, l’orchestre jouera sans chef, ce sont deux concerti de Beethoven que l’on entend. Tout d’abord le Concerto en ut majeur Op.15 n°1 à la facture encore volontiers mozartienne, dont l’Allegro con brio s’impose d’assez raide façon, dès l’introit. Épaisse, mafflue, voire grasse, la sonorité surprend. L’acoustique du Rudolfinum, bâtiment néo-renaissance de Schulz et Zítek qui abrite la salle Dvořák, est particulièrement généreuse, ce dont les artistes ne semblent pas avoir pris toute la mesure. L’entrée du piano se pare d’une certaine préciosité (dans le bon sens du terme), gentiment respirée. Si l’on goûte ses fondus au cœur de l’orchestre, on regrette dans le même temps la sensation d’une globalité un rien écrasante de l’émission, cependant positivement moelleuse.
Sous les doigts du Norvégien, les figures ornementales, voire obstinées, gagnent une étonnante tendresse (bienvenue dans les passages larghetto), rehaussée par l’efficience des bois, lumineusement articulés. Pourtant, la pédalisation s’avère excessive, livrant une cadenza de Glassharmonica, pour ainsi dire. Qualité de ce qui ressemble à un défaut, ce velours inouï conduit à un Largo tout d’intime brume, malheureusement pas toujours exactement en place (pizz’ malencontreux, par exemple). Le Rondo final, scherzando, bénéficie d’un tempo extrêmement vif qui fait tourner la danse. La jubilation conclusive souvent rencontrée chez Beethoven s’affirme, certes, mais cela suffit-il ? Les tutti ronflent, le tactus s’affiche assez lourdement, le mouvement « marche », si vous voulez ; sans plus.
Après l’entracte, tout autre se révèle l’exécution du Concerto en ut mineur Op.37 n°3, cadet de sept ans. Plus ciselée, la proposition retient d’emblée l’écoute, fascinée par une étonnante élégance qui ne se regarde pas. Pour répondre au caractère de l’œuvre, remarquablement tendu, Andsnes distille une énergie qu’on dira « filée », mais encore habitée d’un fin travail de la nuance comme du contrepoint timbrique. Le son est désormais plus sec, mieux distribué, les interprètes ayant vraisemblablement apprivoisé la salle. Le piano survient dans une aura littéralement tragique qui conduit bientôt à une cadence à la fois douloureuse et furieuse, à la morgue tempétueuse, contrastant avec les trilles d’un temps à venir, énigmatiques. Aussi le Largo est-il amorcé dans un recueillement qui annonce les prières lisztiennes. Le thème « ouvre la tête » dans une lumière subtile (celle d’un Schubert regardant Mozart, par exemple). L’approche est délicate et sans manière, chantant sans emphase. Enfin, Leif Ove Andsnes se lance dans un Rondo infernal qu’il sert avec une précision à couper le souffle. Les instrumentistes rivalisent de bondissements comme de couleurs, signant une interprétation acclamée à juste titre.
Au centre, le Mahler Chamber Orchestra donnait la suite tirée du ballet Apollon musagète conçu pour cordes par Stravinsky en 1927, quelques temps après Œdipus Rex ; autrement dit, un Stravinsky plus néoclassique que jamais dont de nombreux traits semblent parfaitement contemporains de Rake’s Progress (qui serait toutefois écrit vingt ans plus tard). Sans doute est-ce en jouant cette partition que les musiciens réalisèrent l’acoustique du Rudolfinum, peu flatteuse en ce qu’elle peut enfler le son jusqu’à le rendre gluant (on se croirait parfois sous la voute d’une église). Si cet opus n’est guère passionnant en soi, encore convient-il de saluer le Konzertmeister Steven Copes qui offre des traits solistique diablement expressifs et virtuoses. Demeure l’étrange Apothéose à l’indécise harmonie, passionnante, elle.
BB