Chroniques

par bertrand bolognesi

Mala Punica, Pedro Memelsdorff
musique liturgique du Codex Faenza

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik / Sankt Laurentius Stiftskirche, Wilten
- 19 août 2017
En pleine église abbatiale rococo, le Codex Faenza par Mala Punica
© reinhold sigl

Durant trois semaines d’août, la densité et la diversité des événements qu’il propose au public font de l‘Innsbrucker Festwochen der Alten Musik un incontournable en la matière. Loin de se cantonner à accuser réception des ensembles en tournée, comme s’en contentent certainsfestivals (si bien qu’on retrouve là les mêmes programmes qu’ici… et inversement), il affiche une offre nettement personnelle qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. La capitale du Tyrol possède un riche éventail de lieux historiques à investir en musique, ce qui ne gâche rien à la fête. Après les XVIe et XVIIe siècles honorés par un passionnant récital de chaconnes, cet après-midi, à la chapelle Saint-Nicolas du château d’Ambras, et un oratorio d’Alessandro Stradella hier soir, à la cathédrale Saint-Jacques [lire nos chroniques du jour et de la veille], retour vers des temps plus anciens avec le Codex Faenza (1380-1420) dont Pedro Memelsdorff, à la tête des quatre instrumentistes et des cinq voix de Mala Punica, fait entendre un étonnant parcours liturgique.

En ce soir pluvieux, les bancs de la très ornementale église abbatiale des prémontrés de Wilten sont peu fréquentés. Le mauvais temps aurait dissuadé les mélomanes ? On se souvient pourtant d’une Messe en si donnée en pleine semaine, au même endroit, et sous un déluge beaucoup plus expressif qui n’avait pas rebuté le public [lire notre chronique du 13 août 2014]. On en conclura que le nom de Bach encourage les parapluies quand le manuscrit moins connu conservé à la Biblioteca comunale Manfrediana de Faenza, mâtiné de pages liturgiques issues d’autres fonds (Museo di San Marco de Florence, Biblioteca Vaticana, Bibliothèque nationale de France, etc.), n’attire pas les foules. Ceux qui peut-être crurent croiser là quelque austérité régulière se sont grandement trompés : ledit codex fourmille d’une écriture inventive que traverse une joie fervente.

D’autant plus que Memelsdorff s’ingénie à moduler les plaisirs par une occupation inattendue de l’espace. En s’installant, on remarque un pupitre et une chaise posés dans l’allée centrale, donnant à penser à quelque effet de spatialisation, impression renforcée en apercevant d’autres pupitres sur les côtés. À peine admiré l’incroyable retable couronné d’un théâtre miniature en décor d’arbres dont la perspective concentre le regard sur un Christ en majesté, des clochettes signalent une première entrée : deux voix masculines annoncent Cunctipotens genitor. À l’ordinaire de la messe succèderont les vêpres, deux incursions en langue vulgaire venant ponctuer le déroulement du concert.

Sur l’exubérante toccata d’un orgue portatif, les ténors Gianluca Ferrarini et Raffaele Giordano croisent les mélismes volubiles d’un serein Kyrie. Plus surprenants encore sont inserts et césures du Gloria, en un jeu de répons quasiment théâtral qui n’exclut en rien le recueillement. Le rite s’agrémente alors d’une inflexion presque dansante, à la verve populaire, bien que l’écriture soit évidemment fort savante. La respiration du Miserere laisse songeur. Ferrarini appelle Agnus Dei puis descend de l’estrade vers le chœur où il rejoint le contre-ténor Alessandro Carmignani. Tous deux développent la séquence dans une couleur vocale humble et inspirée. C’est à l’orgue qu’est confié le Benedictus, sans voix, durant lequel un second claviériste porte son mini-clavecin dans la nef. Et le soprano Barbara Zanichelli d’entonner en solo, dans le chœur de l’église, l’Orbis factor rex eterne (Kyrie conclusif) qui alterne avec le clavecin joué si vite qu’il en sonne cithare ; Anne-Kathryn Olsen (soprano) la rejoint bientôt. L’effet d’éloignement des deux sources crée un creux dont il faut méditer l’étrangeté archaïque.

Surviennent alors des antiennes en italien. La souplesse vocale de Zanichelli autorise des attaques d’une douceur inouïe dans Nostra avocata sei, complainte dépassant largement la sphère religieuse en ce qu’elle convoque des forces plus brutalement sacrées. Après une pièce caressante, c’est par une plaintive canzona que Raffaele Giordano bouleverse l’écoute. Retour au latin, avec le gradual Universi, qui te expectant en chœur à cinq voix, toujours sur le côté.Un bourdon d’orgue et un dessin méandreux de violon, servi avec grâce par Helena Zemanová, enchaînent un Alleluia de douceur où subtilement s’entrelacent les voix.

Enfin, les vêpres, avec Deus, in adiutorium meum intende où les voix le disputent en expressivité avec la flûte à bec et le violon. À l’antienne a capella des ténors, Hec est Regina, succède Laudate pueri, preste saume se stabilisant en son Amen où l’orgue vient commenter l’ornement par l’ornement. Les trois voix aiguës (Barbara Zanichelli, Anne-Kathryn Olsen et Alessandro Carmignani) donnent ensuite Ave Regina caelorum, tournoyant sur un bourdon obsédant. Du Magnificat surprend la scansion invasive qui semble conjuguer les caractères rencontrés dans l’ordinaire et l’incursion médiane. La nudité de l’Amen est saisissante. Tandis que l’instrumentarium s’éteint dans le chœur, soudain les ténors, placés dans le transept, très exactement derrière mon épaule, engagent un « Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto » presque haletant de joie louangeuse. Les cinq voix reprennent obstinément le passage, sur une envolée instrumentale tournoyante. Deo gratias recouvre la clochette initiale, les cordes pincées refermant aussitôt ce moment exceptionnel que l’on quitte la tête azurée.

BB