Chroniques

par david verdier

Manon
opéra de Jules Massenet

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 18 janvier 2012
Manon, opéra de Jules Massenet, photographié par Charles Duprat (Paris)
© charles duprat | opéra national de paris

En entendant Coline Serreau déclarer sur France Musique « la contre-culture punk m’a semblé coller avec ce que voulait Massenet », on a tout de suite pensé à une erreur de compréhension de notre part. La représentation de mercredi dernier permet de resituer cette « incompréhension » à la lumière de ce qu'on put voir se dérouler sur la scène.

En réalité, ce que Massenet voulait, c'est adapter L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, un roman-mémoires de l’abbé Prévost. Le succès littéraire de l'ouvrage occulte les tentatives (nombreuses) d'en tirer une version théâtrale ou cinématographique. Trois décennies avant Massenet, seul Auber s'était risqué à une version d'opéra, d'un intérêt strictement documentaire. Malgré le concours de deux librettistes (Henri Meilhac et Philippe Gille), la partition de Massenet se heurte aux incommodités naturelles d'un texte rebelle à la transcription musicale. En témoignent les nombreuses incises parlées qui exigent des chanteurs un réel talent d'acteur et une diction impeccable. Dix ans après la mise en scène du Barbier de Séville, il n'est pas certain que la nouvelle production de Coline Serreau reste très longtemps dans les mémoires, et ce malgré un plateau vocal riche en promesses.

Le principe sous-jacent repose sur une approche transversale des époques historiques, ce qui a pour résultat de déplacer l'action dans diverses zones spatio-temporelles. Le décalage crée un effet de rupture et de discontinuité qui vient perturber la simple compréhension du fil narratif. Le but recherché tient moins du concept que du simple souci d'amuser le spectateur et faire passer l'idée que le drame de Manon nous concerne tous, toutes époques et toutes classes sociales confondues. Peu importe, donc, si les hôteliers se font livrer des caddies de victuailles par des coursiers ou si le célébrissime Adieu notre petite table s'adresse à deux cartons à pizza posés dessus. Une fois digéré, le parti-pris de l'anachronisme cessera d'aiguiser la curiosité et le jeu (cérébral) de la recherche de sens par mise en relation. Tout au plus, il en résultera ennui et désolation durant une bonne partie de l'ouvrage.

Après un lever de rideau qui voit se côtoyer perruques Grand Siècle (Guillot) et crêtes punk (Lescaut et ses amis), le deuxième acte est littéralement massacré par l'irruption incongrue d'éléments et tableaux pseudo humoristiques planant au dessus des protagonistes (un costume de « Miss Arras » sur Manon, tu seras reine, Reine par la beauté! ou une publicité très American way of life sur l'air de Des Grieux En fermant les yeux, je vois là-bas... une humble retraite). Le troisième transpose le Cours-la-Reine sous les verrières toutes proches du Grand Palais, transformées en serre pour l'occasion. Sous d'immenses plantes tropicales, le chœur se signale davantage par sa prestation vocale que par les costumes bigarrés et pseudo-moyenâgeux dont il est affublé. On adresse une pensée compatissante aux danseuses censées représenter le défilé des élégantes par une chorégraphie postmoderne qui, pour elles, se transforme en un moment de solitude au ridicule consommé. Les coupures opérées ailleurs dans cet acte auraient pu concerner ce triste moment, sans parler de l'apparition de Manon en maîtresse SM entourée de soumis bâillonnés...

Le matraquage oculaire fait une légère pause lors de l'épisode de Saint-Sulpice dont on goûte l'austérité des grands piliers et la triste lumière. C'est – hélas ! – sans compter avec la piquante idée d'y faire défiler une équipe de joyeuses bigotes montées sur patins à roulettes accompagnant le recueillement de Des Grieux sur Je suis seul ! Seul enfin ! C'est le moment suprême !. L'Hôtel de Transylvanie réunit une faune interlope peuplée de punks et de gothiques que vient déranger une intervention du GIGN lors de l'arrestation de Manon. Seul le dernier acte met un terme à ces imbrications surréalistes avec la mort de Manon sous un immense ciel à la Caspar David Friedrich, au milieu des flocons de neige et des papiers froissés.

Vocalement, les rôles secondaires sont correctement distribués et ne déparent pas dans les scènes de foules, toujours délicates à réussir. L’alliage proposé par les trois demoiselles compose un ensemble équilibré. Le Guillot de Luca Lombardo est également de bonne tenue et bien secondé dans ses interventions par le délicieux André Heyboer en Brétigny. Paul Gay est ici moins impressionnant que dans son récent Méphistophélès [lire notre chronique du 28 septembre 2011]. La voix est un peu à la peine quand il s'agit d'aller puiser dans le registre grave pour un Comte Des Grieux plein de componction. Le baryton Franck Ferrari (Lescaut) peine à incarner un personnage rendu ridicule par son costume de Sid Vicious. Ses moyens se tendent sur des aigus pas toujours aisés, tandis que le raffinement du phrasé passe au second plan.

Le couple principal concentre l'essentiel des qualités qui méritent d'être entendues dans cette production. Giuseppe Filianoti est un Des Grieux crédible, malgré une prononciation très marquée et des tics gestuels inhérents à l'absence de direction d'acteur. Plus avant dans la soirée, son registre aigu devient contondant et douloureux, ce qui parfois le contraint à une perceptible stratégie d'évitement (Ah ! Fuyez, douce image). La Manon de Natalie Dessay recueille tous les suffrages, à l'aune cependant de ce qu'elle put offrir ailleurs – sans doute mieux inspirée par un environnement scénique moins « hostile » à l'expression de son rôle. Elle est la seule à véritablement soigner sa ligne de chant sans noyer le personnage dans une légèreté de grisette. Sur ce point, le dernier acte est fort éloquent de ce qu'une interprète peut réussir quand elle équilibre pensée d'actrice et technique vocale. Les deux premiers sont abordés assez précautionneusement, sans doute par souci de se préserver pour la périlleuse gavotte Je marche sur tous les chemins.

La direction d'Evelino Pido n'invite pas spontanément à l'enthousiasme. Assez courte, la gestique segmente en moments le flux musical. La résonance naturelle de la salle disperse les effets de manche et ne permet pas aux voix de s'exprimer correctement. Le centenaire de Massenet aurait donc mérité une célébration sous de meilleurs auspices.

DV