Chroniques

par irma foletti

Manon
opéra-comique de Jules Massenet

Teatro Regio, Turin
- 25 octobre 2024
Arnaud Bernard met en scène MANON de MAsseet au Teatro Regio de Turin...
© mattia gaido & simone borrasi | teatro regio torini

Du 1er et le 29 octobre, le Teatro Regio de Turin monte un projet particulièrement original, intitulé Manon Manon Manon. Plus précisément, il s’agit des trois opéras, respectivement de Puccini, Massenet et Auber, mis en scène par un même artiste, Arnaud Bernard, sous forme d’une trilogie autour de la figure de Manon Lescaut, héroïne du roman de l’abbé Antoine François Prévost (1731). Dans la brochure de salle, le metteur en scène déclare son intention de proposer trois spectacles différents autour du même concept, celui du cinéma et, plus exactement, celui du cinéma français.

Nous démarrons ce triptyque avec la Manon de Massenet (1884), dans une réalisation visuelle proche du film sorti en 1960, La Vérité, avec la star de l’époque Brigitte Bardot dans le rôle principal de Dominique Marceau, une femme jugée pour le meurtre de son ancien amant. Le spectacle ne fait pas que s’inspirer de l’œuvre d’Henri-Georges Clouzot mais lui colle au plus près, avec plusieurs allers et retours entre des extraits, projetés au début de chaque acte ou tableau, et l’action enchaînée sur le plateau. Ceci est vrai en particulier pour le début de l’opéra où, après une interview de BB, la pellicule présente la cour d’assises du film, avant que le rideau se lève sur un tribunal en amphithéâtre d’un noir profond, fond de décor restant en place en permanence dans la scénographie conçue par Alessandro Camera, en noir, gris et blanc, comme le film.

Autre procédé utilisé par Arnaud Bernard [lire nos chroniques de Rigoletto, La dame de pique, Roméo et Juliette, Le marchand de Venise, I Capuleti e i Montecchi, Nabucco, Simon Boccanegra et Adelaide di Borgogna], parfois à saturation, celui de figer ou de faire bouger au ralenti l’ensemble des artistes, souvent à l’exception des protagonistes principaux. Cela produit son effet les premières fois, mais peut fatiguer l’attention lorsqu’il est trop employé. Ce décor de tribunal sombre, qu’on meuble avec quelques éléments selon les scènes, convient plus ou moins bien au divers tableaux : par exemple, Saint-Sulpice est rendu de manière très crédible, tandis qu’on a un peu de mal à entrer dans l’hôtel de Transylvanie du quatrième acte, avec ses jeux d’argent. Dans ce spectacle, c’est Guillot de Morfontaine qui est tué par Manon, avant que celle-ci se suicide et décède dans un lit d’hôpital, rejointe in extremis par Des Grieux. Ces écarts au livret original fonctionnent, mais bien plus contestables sont les coupures dans la partition, dont on sait qu’elles sont d’ordinaire davantage voulues pour les besoins d’une mise en scène que demandées par un chef d’orchestre. Le ballet de l’Acte III donné par Guillot disparaît complètement, le même sort étant réservé à une bonne partie du V où sont enlevés les échanges entre les archers, le sergent, Lescaut et Des Grieux, peut-être au bénéfice de la cohérence des scènes suivantes.

En perruque blonde et jupe et gilet noirs, la Manon Lescaut d’Ekaterina Bakanova ressemble au plus près à Brigitte Bardot, mettant beaucoup de conviction dans le jeu théâtral. Son français n’est, en revanche, pas toujours facilement compréhensible, en particulier dans la partie inférieure du registre, un peu discrète. La voix est fortement projetée dans l’aigu et s’allège par des piani bien contrôlés [lire nos chroniques d’Il Bravo et de la Quatorzième Symphonie]. Ses airs ne dégagent pas tous autant d’émotion ; on préfère, par exemple, celui de l’entrée en scène, Je suis encore tout étourdie, à Adieu, notre petite table (II) où elle est davantage concentrée sur l’épluchage de pommes de terre. On gagne significativement en qualité de diction avec les deux rôles masculins principaux, en premier lieu le Des Grieux d’Atalla Ayan, nettement meilleur dans les parties chantées que dans les dialogues parlés. Le ténor se révèle suffisamment puissant et dispose d’un médium confortable, ainsi que d’un aigu qui semble facile [lire nos chroniques de La bohème à Stuttgart puis à Paris]. Au II, il a la chance d’échapper à la corvée de patates et peut ainsi se concentrer sur l’air particulièrement élégiaque, En fermant les yeux. Au IV, sa grande scène de Saint-Sulpice lui donne aussi l’occasion de briller, avec l’air Ah ! Fuyez douce image, où il fait passer le drame, avant l’intense duo avec Manon. En Lescaut, le baryton Björn Bürger est également une belle surprise, qui met du mordant dans ses interventions et se montre plutôt brillant dans la partie aiguë de la voix, dans une appréciable qualité de prononciation [lire nos chroniques des Voyages de Monsieur Brouček, Le cantatrici villane, Enrico, Guerre et paix et Così fan tutte].

Les rôles plus secondaires sont correctement tenus, comme pour le trio féminin Olivia Doray (Poussette), Marie Kalinine (Javotte) et Lilia Istratii (Rosette). En Comte des Grieux, Roberto Scandiuzzi dispose d’un grave aux résonances très profondes, mais l’intonation ne s’avère pas toujours d’une parfaite précision, ceci dans un français d’une qualité inconstante. On se régale, en revanche, des interventions de Thomas Morris en Guillot de Morfontaine, ténor de caractère dont la qualité d’élocution rend inutile la lecture des surtitres [lire nos chroniques des Mamelles de Tirésias, de Werther, Le Magnifique et Carmen], alors qu’en Brétigny Allen Boxer est moins marquant.

De bonne qualité générale, la direction d’Evelino Pidò surprend par séquences pour l’adoption de tempi soit plus lents (l’Ouverture, par exemple), soit plus rapides que nos habitudes prises à l’écoute répétée de l’ouvrage. On perçoit de fugaces décalages avec la fosse, par exemple entre Brétigny et Lescaut à l’Acte II (La chose est claire, entre lurons et bons garçons), mais rien de grave, toutefois. L’Orchestra Teatro Regio Torino est, en tout cas, en très belle forme, comme la sereine clarinette solo, et il en va de même de ses choristes, en bon nombre, qui interviennent avec dynamique et homogénéité.

IF