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Chroniques
Manon Lescaut
opéra de Giacomo Puccini
À la fin de la représentation, une houle emportée vrombit qui fait craindre le débordement des canaux ! Commençons donc cette recension par ce qui fâche le moins, s’assurant ainsi de rentrer saine et sauve à l’hôtel. La santé du Nederlands Philharmonisch Orkest n’est plus à prouver, et la prestation de fosse le rappelle avec une maestria qui fait plaisir à entendre. Le serti des cordes véhicule non sans espièglerie l’écriture en clin d’œil du Toscan, dans cet ouvrage inspiré du célèbre feuilleton de l’Abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, publié une première fois en 1733 et jugé scandaleux par ce qu’on dit encore Siècle des Lumières…
Le brillant déguisement XVIIIe (et français !) de l’art d’orchestrer, avec les acquis de la dernière décennie du XIXe, ne pâlit pas sous la baguette contrastée d’Alexander Joel, chef britannique qui dirigeait récemment à Marseille la Manon de Massenet [lire notre chronique du 29 septembre 2015] et qu’on put applaudir avec divers bonheurs dans le répertoire italien [lire nos chroniques du 25 février 2016 et du 26 avril 2013] – les avis sont partagés, mais sa version se tient, partant qu’aucun ne sut faire de miracle avec une œuvre qui n’est pas du meilleur Puccini, de toute façon.
De National Opera ne s’est pas trompé de casting !
Fiable, Guillaume Antoine remplit sa charge en Sergent des archers, quand Lukas Jakobski perce l’écran en Capitaine de marine : avec une voix luxueusement timbrée, une projection facile et un charisme qui rend ce petit personnage sexy comme personne, la jeune basse polonaise promet de passionnantes incarnations dans un avenir qu’on espère proche. Ayant d’abord étudié le trombone, le ténor napolitain Alessandro Scotto di Luzio, remarqué chez lui l’an dernier [lire notre chronique du 15 mai 2015], gère parfaitement son souffle. La séduisante couleur vocale et la ligne clairement maintenue sont celles qui conviennent à l’étudiant Edmondo, idéalement tenu, et qu’on a hâte d’entendre dans du plus conséquent – parions que ce tout jeune homme bien sympathique donnera dans peu d’années des Rodolfo, Edgardo et Alfredo de rêve (La bohème, Lucia di Lammermoor et La traviata). Il est malaisé d’évaluer le travail d’Alain Coulombe en Geronte di Ravoir, la basse québécoise étant plus qu’entravée dans son chant par les innombrables singeries qu’imagine nécessaires la mise en scène. Très remarqué ce printemps à Göteborg où il campait un Prince de Danemark exemplaire (Hamlet d’Ambroise Thomas), le baryton Thomas Oliemans, qu’on suit avec la même veine depuis une dizaine d’années [lire nos chroniques du 18 février 2006, du 16 février et du 9 mai 2010, enfin du 9 mars 2013], livre un fascinant Lescaut à l’expressivité des plus nuancées – voilà ce qui s’apparente à une belle carrière.
Pour avoir beaucoup chanté Calaf, Mario et Pinkerton (Turandot, Tosca, Madama Butterfly), Stefano La Colla est à coup sûr grand ténor puccinien. On n’en doutera moins encore à écouter son Chevalier des Grieux, un rôle qu’il n’aborde pas pour la première fois (Leipzig en 2014, Saint-Pétersbourg en 2015, Berlin en 2016). Il le gratifie d’un aigu extraordinaire et d’un legato attachant, sans pour autant l’incarner vraiment, d’un point de vue théâtral. Et si l’on n’attendait pas Eva-Maria Westbroek en Manon, il faut s’avouer conquis ! Tout est dans sa voix, de l’égarement adolescent au désastre final en passant par l’arrogance de l’arrivisme et la vulnérabilité amoureuse. Après sa prise de rôle réussie à Bruxelles il y a trois ans (production de Mariusz Treliński, avec Carlo Rizzi au pupitre), puis sa coquette aux amitiés politiques douteuses de Baden-Baden (Simon Rattle dirigeait, Richard Eyre mettait en scène) en 2014, il était temps que le soprano dramatique néerlandais vînt apporter la bonne parole au pays natal (où elle chante peu, finalement). Quel moment de grâce absolue que son Sola, perduta, abbandonata !
Une fois dit que le Koor van De Nationale Opera, entraîné par la talentueuse Ching-Lien Wu, honore les ensembles, vous vous demanderez d’où provient cette houle qui vrombit dès le baisser de rideau. De la mise en scène, naturellement. Escamoter le changement de lieu de chaque acte (l’auberge d’Amiens au premier, l’hôtel particulier parisien au II, le port du Havre au III) en plaçant d’emblée l’héroïne dans le désert final ne paraît pas une mauvaise idée : au bout du rouleau, Manon revoit les moments-clés de sa vie, rêve son histoire avant la mort. L’inconvénient de cette prise de distance est qu’elle est revendiquée par Andrea Breth – dont la Káťa Kabanová avait laissé perplexe [lire notre chronique du 12 novembre 2010] – comme le seul prédicat possible pour aborder non pas l’œuvre mais tout opéra, partant que dans la vraie vie comme au cinéma personne ne se met à chanter amour et passion. Ce n’est pas faux, d’accord, mais dans ce cas, chère madame, cantonnez-vous donc au théâtre ou au cinéma et refusez de monter des opéras ! Forte de son refus des conventions de la sphère lyrique – et si le chant était précisément le médium par lequel vaincre la distance de l’époque de l’intrique et de son milieu social, enfin celle de la langue du compositeur, par exemple ? –, Breth gèle les relations entre des personnages qu’elle n’a de cesse de caricaturer à l’envi. Pour décor, Martin Zehetgruber propose un désert dans des appartements XVIIIe, traversés par les costumes très chatoyants de Moidele Bickel, réalisés par Eva Dessecker, sous la lumière cruelle d’Alexander Koppelmann. Esthétiquement, ça marche. Si l’absence de direction d’acteurs s’avère criante, les photos sont belles – c’est déjà bien, non ?
KO