Chroniques

par françois cavaillès

Manon Lescaut
opéra de Giacomo Puccini

Opéra royal de Wallonie, Liège
- 19 septembre 2017
une nouvelle Manon Lescaut de Puccini à l'Opéra royal de Wallonie (Liège)
© lorraine wauters | opéra royal de wallonie

L'histoire de Manon Lescaut, comme l’on a vite appelé le roman populaire de l'abbé Prévost paru en 1731 sous le titre Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, circule depuis bientôt trois siècles. À l'opéra, on en mesure l'impact de l'addiction au mieux chez Puccini. Aussi déterminés que le Toscan à liquider le sujet (il lui fallut trois ans pour en composer les quatre actes), les amateurs de sa musique, rassemblés à Liège, purent y goûter récemment, au cours des saisons précédentes, la Manon Lescaut d'Auber (1856) et la Manon de Massenet (1884) [lire notre chronique du 14 avril 2016]. Des œuvres qu'il n'est pas indiqué mais tout simplement bon d'aimer à l'excès, comme le chocolat – liégeois !

En entrée, prenez donc, du coup de cymbale initial, la poudre d'escampette répandue au parterre par l'orchestre maison et ses violons, alors si vifs, suivis de roulements de valse... L'évasion est hautement recommandable grâce à la nouvelle cheffe principale attitrée, Speranza Scappucci, féérique baguette puccinienne. Irrésistible, voire divine : « la speranza è nostra Iddia », pour reprendre le joli mot lancé par l'ami Edmondo, ce joyeux drille au jeu bien animé du ténor Marco Ciaponi et vêtu d'un fantastique habit de bouffon – costumes originaux, précisément typés et non sans humour par Fernand Ruiz.

Sous le signe d'une camaraderie carnavalesque est en effet placé le premier acte de feu tonitruant, où le fond de scène est d'abord céleste, rejoignant une sorte d'idéal humaniste de Puccini. Les artistes du Chœur, sublime, de l'Opéra royal de Wallonie s'amusent beaucoup, comme partageant la surprise du public devant attroupement si bariolé (un Arlequin géant s'invitera à la table des joueurs de cartes). Certaines images poétiques du livret prennent corps, ainsi les soprani ont bel et bien en gorge le vol d'hirondelles pour exprimer que « van’ le rondini a vol ».

Agile dans les tonalités claires, sitôt corsé à l'annonce de l'arrivée de Manon, quel délice de constater tant de nuances orchestrales et avec elles ce terrible accident, folle erreur humaine, qu'est l'amour dans toute sa réalité !... Sur ce thème, par exemple dans l'air Donna non vidi mai de Des Grieux – le ténor Marcello Giordani au timbre martial – face à la réserve de la jouvencelle, les jeunes sentiments ne sont si bien établis que pour mieux nous transporter, par la douceur déchirante des violons et la justesse des percussions, vers un sombre futur.

Dans les fastueux appartements du deuxième acte, décors d'une profondeur et d'un éclat magnifiques signés Jean-Guy Lecat, sous l'impressionnant éclairage (deux lustres aidant) de Franco Marri, la chose amoureuse est certaine. Dulcissimo soffrir (suave souffrance) des retrouvailles et des étreintes, certes, que la musique exprime par un soulagement d'une force tellurique, mais ensuite les rigueurs de la passion tombent tel l'orage. Pour la terrible complainte de Des Grieux, les termes si forts de son avilissement et le duo de réconciliation qui s'ensuit, la fosse gronde à merveille, entame une marche sidérante, traversée de jets noirs d'une puissance wagnérienne, et tout file, à la lumière stroboscopique des éclairs de génie de Puccini, vers la seule destination. Nell'oscuro futuro (dans l'avenir obscur), soit le Destin, dans une superbe conception.

Mais encore, à l'Acte III, à quai devant un majestueux paquebot, cadre parfait pour illustrer le tragique de toute frontière, s’il n'y avait à retenir qu'un moment pour emporter tous les rêveurs, un passage d'une splendeur lyrique miraculeuse, il suivrait le serment de Manon emprisonnée à son malheureux fidèle, Son tua, m'attendi, amore (je t'appartiens, attends-moi, mon amour). Le reste du drame lyrique, les accents de victoire ou de perte totale des amants dans les dunes du IV, semblent, en comparaison, presque dérisoires.

Loin de patauger dans quelque sentimentalité, la mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera, directeur de l'institution, suit admirablement les riches intentions dramatiques originelles, en prise directe avec, notamment, les élans bestiaux de Des Grieux, jeune homme bouleversé, ou le mystère de Manon, de plus en plus inaccessible jusqu'à la mort. Cette scène d'agonie héroïque vaut un triomphe à Anna Pirozzi, sûre de ses effets, soignant un soprano très juste, à la belle émission naturelle [lire notre chronique du 30 juin 2017]. Incarnés par d'irréprochables chanteurs, les personnages secondaires apportent beaucoup d'esprit à la production. Ainsi des barytons, très élégant Géronte du Marcel Vanaud, sujet très fin pour la satire de la haute bourgeoisie, et Lescaut roublard et cupide d’Ionuț Pascu, applaudi ici-même par le passé [lire notre chronique du 17 juin 2016]. Tant d'engagement sincère donne la chance de saisir une œuvre passionnée et profondément complexe.

FC