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Chroniques
Manon Lescaut
opéra-comique de Daniel-François-Esprit Auber
Avec la rare Manon Lescaut de Daniel-François-Esprit Aubers’achève, pour nous, le projet Manon Manon Manon, présenté au Teatro Regio de Turin. Comme pour les deux opéras précédemment vus [lire nos chroniques du 25 et du 26 octobre 2024], c’est autour du cinéma que le metteur en scène Arnaud Bernard a imaginé son spectacle, cette fois sur la période muette du septième art, pendant l’Ouverture et au début de chacun des trois actes, avec la projection d’extraits de When a man loves (1927), adaptation de La véritable histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731) de l’abbé Prévost par le réalisateur nord-américain Alan Crosland (1894-1936). Mais l’argument reste en France, dans la belle scénographie conçue par Alessandro Camera, une haute structure métallique en verrière, inspirée par le studio de Georges Méliès à Montreuil au tournant du XXe siècle.
Dans ce grand hall, on tourne un film, avec un changement de décor à vue pour figurer le restaurant Bancelin, là où Manon devra chanter pour récolter l’argent lui permettant de payer l’addition, après avoir confié sa bourse à son cousin Lescaut, celui-ci ayant tout perdu au jeu. Les éléments de la verrière changent astucieusement de place aux deux actes suivants, et disparaissent même pour le tableau final. On voit alors Manon et Des Grieux à bout de force devant une peinture de végétation luxuriante, en noir et blanc. Finalement, le panneau botanique laisse place à trois écrans suspendus où sont projetés les portraits de Michèle Morgan, de Dolores Costello qui tient le rôle de l’héroïne dans le film cité plus haut, ainsi que de Brigitte Bardot. Cette forme de récapitulatif des trois productions montées ici laisse penser qu’il fallait bien conclure avec la Manon Lescaut d’Auber (1856), pourtant antérieure, dans la chronologie des créations, à celles de Massenet (1884) et de Puccini (1893).
Dans cette œuvre, le rôle-titre est émaillé de nombreuses difficultés vocales, Manon restant en scène quasiment en permanence. Personnage rayonnant et tout sourire en début de représentation, avant le déclin vers ses dernières heures, le soprano québécois Marie-Ève Munger fait d’abord valoir de belles qualités de diction, aussi bien dans le dialogue qu’en chantant. La voix possède, certes, une puissance mesurée, surtout dans les décors assez ouverts qui ne renvoient pas spécialement le son, mais la musicalité est agréable et l’instrument suffisamment souple pour satisfaire sans encombre aux moments d’agilité [lire nos chroniques de Pastorale, Magdalena, Lakmé, Fantasio, Ariadne auf Naxos et Die Vögel]. La longue scène Plus de rêve qui m’enivre de l’Acte II, par exemple, lui donne l’occasion de briller dans la cabalette Doux bruit de la danse !, un passage repris trois fois où l’interprète insère certaines variations inspirées.
Le deuxième protagoniste par ordre d’importance, jusqu’à sa mort en fin de deuxième acte, est le marquis d’Hérigny, riche prétendant de Manon. Le baryton américain Edward Nelson, son interprète, possède, lui aussi, un bon français et conduit un chant élégant, mais pas toujours très sonore, lui non plus ; ainsi faut-il tendre un peu l’oreille pour ne rien perdre de leurs face-à-face. Au dernier acte, Des Grieux prend sans conteste le premier rôle, incarné par Marco Ciaponi, ténor vaillant au son concentré bien qu’au français plus exotique dans les dialogues [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Rigoletto, Così fan tutte, La sonnambula et La rondine]. Dans le rôle peu développé du cousin Lescaut, Francesco Salvadori fait entendre un baryton bien timbré [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, La traviata, La bohème et Dido and Æneas]. Au début du III, le ténor assez léger Anicio Zorzi Giustiniani (Gervais) énonce son air charmant, O bonheur ! O jour enchanteur !, pendant les préparatifs de son mariage avec Marguerite, celle-ci défendue avec justesse par Lamia Beuque [sur le premier, lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Alcina, Orfeo, Don Giovanni et Les Indes galantes ; sur la seconde, lire celles de Rusalka, Ariane et Barbe-Bleue, La clemenza di Tito, Corradino et La Cenerentola].
Ardent défenseur du répertoire français [lire nos chroniques du Chalet, d’Ascanio, L’éclair et Les pêcheurs de perles], Guillaume Tourniaire dirige de la manière la plus équilibrée possible cet ouvrage à la délicatesse régulièrement touchante, qui aurait gagné à être joué dans une salle de taille plus modeste. La longue Ouverture est donnée avec brio, certains passages plutôt joyeux et dansants ne présageant d’ailleurs pas l’issue fatale. Par la suite, l’énergie insufflée et les variations de couleurs ne faiblissent pas, la difficulté pour le chef résidant dans le maintien d’un bon équilibre entre fosse et plateau.
IF