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Chroniques
Manzoni et Beethoven par Maurizio Pollini
création d’Il rumore del tempo
La soirée s'ouvre sur une création du vétéran Giacomo Manzoni, compositeur milanais surtout connu en France par les quelques enregistrements de Maurizio Pollini parus confidentiellement chez Deutsche Grammophon. Chez ce traducteur, critique et universitaire (il possède un diplôme en langues étrangères), on retrouve les traces d'une musique engagée propre à cette période. Moins iconoclaste que Luigi Nono mais avec quelques belles réussites (notamment Masse en hommage à Edgar Varèse), le catalogue de Giacomo Manzoni comporte une bonne soixantaine d'œuvres, principalement orchestrales ou pour effectif réduit. La création donnée ce soir, Il rumore del tempo – pour soprano et quatre instrumentistes : Christophe Desjardins (alto), Alain Damiens (clarinette), Daniel Ciampolini (percussion) et Maurizio Pollini (piano) – ne déroge pas à un style relativement classique, au regard de l'esprit d'expérimentation qui régnait en ce temps-là.
De ce bruit du temps, on peut dire d'emblée qu'il ne traduit pas la révolte que semblent véhiculer les textes (en italien et en russe, d'Andrea Zanzotto, Alexander Blok, Velimir Khlebnikovet Georg Trakl). La charmante Anna Prohaska, soprano [lire notre chronique salzbourgeoise du 31 juillet 2011], porte le chant à un niveau d'incandescence nettement supérieur à la dimension musicale, somme toute modeste comparée à l'engagement de la soliste. Le traitement uniforme de la voix, tout en mélismes stratosphériques et longues tenues dans le registre aigu, ne permet pas de se faire une idée des mots prononcés ni même du caractère du message qu'ils transmettent.
Par dessus un fond discret de dessins harmoniques passant d'un pupitre à un autre, le chant non vibré déploie ses courbes. Les interventions du piano viennent dénouer des moments de tension, quand la ligne dynamique touche à la saturation et que la partition achoppe à pouvoir sortir de cette impasse. Un soupçon de poudroiement métallique aux percussions, des harmoniques à l'alto vont disparaissant, comme dégonflés… la minceur du matériel sonore confine parfois à un curieux effet de « design sonore » un brin sophistiqué. La conclusion est laissée au piano de Maurizio Pollini martelant une série de noires dans l'aigu du clavier, une série qui sonne comme un tocsin ininterrompu dont la monotonie vient se rompre sur un léger trille.
En deuxième partie, la scène se vide. Aux soupirs de soulagement et d'enthousiasme l’on sent vite que toute la salle attend Beethoven, sans doute comme Moïse descendant de la montagne… Les premières mesures de la Waldstein (Sonate en ut majeur Op.53) accusent une rythmique approximative qui surprend sous les doigts de Pollini. Les effets de pédale assoient et stabilisent le staccato en faisant ressortir et en allongeant les graves. À la réexposition du thème, c'est un tout autre monde – les couleurs arrivent enfin ! Dans le long tunnel mineur de l'Introduzione adagio molto, le niveau se relève encore et l'on prend conscience qu'aucun pianiste actuel ne peut créer et soutenir une telle tension avec si peu de notes et ces enchaînements d'une simplicité surprenante. Le Rondo qui en découle est une suite sinueuse de candeur et d'abîmes. Plus on progresse vers la conclusion prestissimo, plus le clavier gagne en profondeur. Pollini n'hésite pas à puiser dans une palette très sombre au grain résolument plus proche d'un dessin à la mine de plomb qu'un pâle lavis.
La tendre et naïve tonalité en fa majeur de la courte Sonate Op.54 n°22 est parcourue d'orages tout du long. La technique est toujours au service d'un modelé de la phrase musicale avec le souci de rendre sensible le degré très physique que cela nécessite. Il est inouï de penser pouvoir rendre audible la pression physique de la main sur les touches. Pollini laisse à l'auditeur le sentiment de pouvoir vérifier à tout moment le dosage parfait de l'énergie déployée pour créer une densité sonore aussi plastique. La complexité harmonique de l'Allegretto est jouée sans compromis, le thème sans cesse en lutte avec la menace dissonante qui l'environne. L'âpreté moderne de l'interprétation projette la fin du mouvement dans une spirale ascendante de toute beauté, au seuil de l'atonalité à venir.
S'il se pouvait encore trouver certain esprit chagrin à l'issue des deux premières sonates, l'Appassionata (Sonate en fa mineur Op.57) finit certainement d'engloutir les dernières résistances. Point de joliesse et de Carte du Tendre : on navigue sur des eaux noires, désespérées. Peu importe d'avoir entendu des centaines de fois cette sonate, souvent sous des doigts cherchant le beau son. Ce sont bien des bruits du temps qu'on entend ici. L'interprétation est pulsionnelle et vertigineuse (l'attaque de l'Allegretto ma no troppo, par exemple). Il arrive des moments comme celui-ci où il faut bien s'avouer vaincu et s'estimer heureux de s'en sortir vivant.
DV