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Chroniques
Marc Albrecht joue Berg, Mahler et Wagner
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Saluons d’emblée la lumineuse cohérence du menu proposé par la formation strasbourgeoise ! S’agissant de littérature, Pasolini le disait il y a quelques dizaines d’années : la modernité étant proche de nous, il est plus naturel de la goûter urgemment, laissant le temps qui reste à remonter la chronologie de la création artistique à travers l’approche d’œuvres plus anciennes, dites classiques. Dérogeant à une mauvaise habitude, la soirée est ouverte par l’opus le plus récent du programme. Poursuivant le cycle Alban Berg dont nous avons suivi plusieurs épisodes, ce sont en effet les Drei Orchesterstücke de 1913 qui éveillent notre écoute. Si le concert du mois dernier [lire notre chronique du 13 décembre 2007] plongeait dans les années Lulu, celui-ci transporte quelques quinze printemps plus tôt, dans le métier de Wozzeck, pourrait-on dire, dont on perçoit à maints égards la proximité.
Marc Albrecht aborde l’œuvre avec autant de précision que de brio, soignant scrupuleusement chaque détail du Prélude qu’il construit sur un lyrisme en profondeur, d’autant efficient que non démontré. La Ronde l’emporte, révélant la familiarité que les musiciens ont peu à peu tissée avec l’univers du Viennois. Le chef l’enlève d’un geste leste, motivé par une vision quasi analeptique, tout en dessinant prudemment la narration ouatée. Toutefois, la Marche conclusive ne semble pas avoir encore cédé ses secrets à cette baguette, de sorte que paraissent encore indécis les choix opérés dans le riche et complexe matériau qu’elle impose sans révéler. Le geste perd alors sa puissance et périt dans une articulation qui désagrège la perception du mouvement.
Il faudrait attendre 1870 à la nation allemande pour exister, de nombreuses décennies après un fort éveil identitaire qui développa un goût essentiel et bientôt viscéral pour ses traditions. Tout imprégné de ce Volk vécu comme antagoniste au développement des villes et à l’essor industriel, le romantisme tardif s’est réfugié dans la louange de la prétendue pureté de la vie paysanne et dans une vénération de la terre, encensant une reconnaissance à la Vierge d’un parfum nébuleusement païen qui traversera les contradictions de l’idéologie tourmentée du second tiers du siècle suivant. Comme la collecte de contes par les frère Grimm, la publication du Knaben Wunderhorn (dédiée à Goethe) par von Arnim et Brentano inspira bientôt les musiciens. Gustav Mahler semble avoir trouvé là de nombreux échos aux humeurs changeantes et souvent sombres de sa personnalité complexe, obsédée par la mort, un univers où chevaliers, fantômes, soldats, princes charmants, enfer et paradis traversent près de cinq cents poèmes. À partir de 1892, le Knaben Wunderhorn occupera une place capitale dans son œuvre où il s’impose à la fois comme liminaire et péroraison.
Quatre des Lieder aus Des Knaben Wunderhorn sont élus.
Marc Albrecht profite en gourmand des délices orchestraux de la Rheinlegendchen, revenant sur ses paysages avec une inventivité toujours renouvelée, parfois aux dépens de la voix. Nous retrouvons le soprano Cristiane Oelze dont la permanente intimité avec le texte devient presque endémique. Si le phrasé est souple et l’expression élégante, le registre grave, moins évident à cette voix, exigerait un peu plus de soin de la part du maestro. De fait, l’interprétation accuse systématiquement un souci d’équilibre. Cela ne ternit cependant pas le remarquable travail de climat de Wo dis schönen Trompeten blasen, savamment maintenu par la chanteuse dans une intériorité gracieuse et sans fard. Avec Des Antonius von Padua Fischpredigt, l’on reste malgré tout sur sa faim : l’option d’une ironie froide aurait gagnée à s’aventurer vers une plus revêche méchanceté, en accord avec cette sorte d’effronterie dédaigneusement grimacière soulignée par l’orchestre. En revanche, la prestation vocale atteint des sommets dans Lob des hohen Verstandens, malgré un accompagnement un rien pâteux.
Ainsi, cette belle machine à remonter le temps révèle-t-elle tout ce qu’il y avait de Mahler dans l’Opus 6 de Berg, comme encore dans ses Altenberg Lieder Op.4 écrits un an après la mort de l’aîné. Là, le chef conjugue une tonicité imparable à une nonchalance savamment nuancée, dans un dessin extrêmement subtil et funambulesque. Cette fois, il écoute la voix qu’il préserve du travers précédemment évoqué. Les alliages timbriques sont délicatement rendus, nimbant délicieusement les cuivres d’une robe d’orgue. Les cinq Lieder rencontrent une approche complice, le dernier (Hier ist Friede) élevant l’écoute jusqu’à l’émotion.
Le pas se fait plus grand, brassant nos oreilles à culer vers Wagner dont goûter un Prélude et mort d’Isolde sagement ciselé, très concentré, dont l’ampleur ne survient que progressivement, faisant suivre chaque élan d’exaltation d’un dénuement tragique. Pour finir, c’est l’éternité d’un amour désincarné qui envahit la scène, dans une sérénité renversante. Était-il bien nécessaire de finir par le Prélude des Meistersinger von Nürnberg ? Certes, Marc Albrecht le donne avec une grande élégance qui s’orne du velours incroyablement égal de Micaël Cortone d’Amore au tuba ; de même cette page permet-elle de constater la santé retrouvée des cuivres strasbourgeois – on le sait bien : celui qui n’a jamais péché jamais saint ne sera… Cette soirée généreuse s’achève dans une cordialité franche que le public apprécie.
BB