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Chroniques
Marek Janowski et Philippe Jordan ouvrent le festival
Beethoven, Brahms, Mahler, Schumann et Wagner
Inaugurant la soixante-cinquième édition du festival, Tobias Richter, le directeur artistique, prend la parole sur l’estrade avant le concert d’ouverture pour évoquer les circonstances attachées à cet anniversaire : la réouverture de l’Auditorium Stravinski après des travaux de rénovation visant à améliorer l’acoustique de la salle. C’est tout naturellement la meilleure formation romande qui est invitée pour ce baptême du feu, dans un programme, soutenu par la Société Gustav Mahler de Genève, qui livre avec Das Lied des Erde un avatar idiomatique de l’originalité du compositeur austro-hongrois.
Pour ouvrir la soirée, la Symphonie en ré majeur Op.36 n°2 de Beethoven. Si la partition n’a pas l’envergure de l’opus suivant, l’Héroïque, il est assez plaisant de l’entendre à l’occasion de la mise à l’épreuve d’une rénovation acoustique alors qu’elle est l’œuvre d’un homme terrassé par la progression de la surdité. Peut-être l’apparente insouciance de cette page fait-elle un pied-de-nez à la pompe usuellement attachée aux soirées inaugurales.
Marek Janowski ne propose pas de lecture audacieuse de cette partition encore redevable à l’esthétique du classicisme viennois, aux proportions voisines de la Symphonie n°41 de Mozart. Précédé d’un Adagio molto comme la Symphonie n°1, le premier mouvement, Allegro con brio, recèle cependant les indices du caractère bien trempé de celui qui a, selon les mots de Cioran, introduit la colère dans la musique. La battue vigoureuse n’y est sans doute pas étrangère. Le Larghetto se fait plus élégiaque, aux accents quasi schubertiens. À la suite de la réforme opérée dans la symphonie précédente, le Scherzo, noté Allegro, se substitue au traditionnel et alors presque suranné menuet, relique de l’Ancien Régime. La direction orchestrale propose un parallèle pertinent avec le premier mouvement. Le finale, Allegro molto, libère une fluidité étourdissante, mâtinée de tutti grisants, annonçant discrètement l’usage de la fugue dans la Symphonie n°3. À l’issue de cette demi-heure, un premier constat sur les conditions acoustiques établit que si les détails orchestraux ressortent agréablement, elles semblent parfois un habit trop large pour l’effectif, plutôt modeste encore, requis par la partition.
Après l’entracte, Le chant de la terre vient secouer émotions et réverbérations. Il est d’usage de confier les deux parties vocales à des wagnériens patentés : si la réputation de Robert Dean Smith n’est plus à faire – et sa connaissance de la partition de Mahler est incontestable –, Lioba Braun possède les qualités d’émission et d’endurance requises. La difficulté du premier chant, Chanson à boire de la douleur de la terre, tient à l’impétuosité de l’écriture confiée aux cordes et aux cuivres, noyant littéralement les paroles du ténor. Le ténor américain exprime aisément la houleuse et ivre lutte avec la fatalité. Le second lied, Le solitaire en automne, est une page toute en demi-teintes où le mezzo exprime une mélancolie apaisée. Dans De la Beauté, la voix manque un peu de lumière, comprimée parfois dans une nasalité et monochromies relatives. Dans le finale, L’adieu, la sobriété de la direction orchestrale met en valeur l’intériorité de la partition, magnifiée par une texture souple et transparente. Le geste suspendu de Marek Janowski n’accompagne que l’écho d’un silence déserté et stérile. Le chef polonais paie sans doute le prix de sa prudence excessive envers l’acoustique bien réverbérée de l’auditorium Stravinski.
Fidèle au classicisme assumé du Septembre musical de Montreux, le programme du Deutsches Sinfonieorchester Berlin, conduit par un enfant du pays, souscrit au schéma traditionnel ouverture-concerto-symphonie, avec des œuvres du grand répertoire.
À l’image d’autres préludes de Wagner, l’Ouverture de Tannhäuser résume l’articulation thématique et dramatique de l’opéra. La clarté et la solidité du geste de Philippe Jordan, à l’unisson de la robustesse du son de l’orchestre allemand, tire le meilleur parti de l’acoustique de la salle, impressionnant les oreilles et procurant une jubilation évidente.
Dans l’Allegro affetuoso du Concerto en la mineur Op.54, seul ouvrage concertant pour clavier achevé par Schumann, Lars Vogt manifeste d’emblée une élégance particulière, refusant tout rubato intempestif. Son jeu nerveux donne la réplique à l’orchestre, accentuant avec une violence empreinte de fierté la fin des soli, les ponctuant comme une interrogation rageuse. Parfaitement secondé par la direction attentive du chef suisse, Lars Vogt s’abstient de toute rivalité avec la masse orchestrale, parvenant à ce résultat si rare de partenariat harmonieux et révélant ainsi les intentions trop souvent négligées du compositeur. La cadenza est jouée avec une pudeur remarquable. L’Intermezzo révèle la délicatesse du toucher, mettant en valeur la rondeur des dialogues avec la petite harmonie. Le Finale se montre peu contrasté, pénalisant les notes rapides du piano dans un legato lumineux, et fait allégeance à la fluidité d’un rondo. Lars Vogt livre un bis d’une exceptionnelle intensité : le si galvaudé Nocturne en ut # mineur Op.posth. de Chopin. À rebours d’une tradition établie, il équilibre la tension au fil du morceau, s’affranchissant de l’inévitable introspection de la reprise, et distillant une lumière qui s’évanouit délicatement dans la coda.
Le principal écueil de la Symphonie en ut mineur Op.68 n°1 de Brahms tient à sa pâte sonore facilement alourdie. C’est que l’écriture du compositeur ne connaît guère les ruptures ou allègements de texture pour ponctuer le discours. En privilégiant une tenue vigoureuse, presque volontariste, Philippe Jordan parvient à préserver la cohérence du discours et la densité orchestrale, sans l’épaissir pesamment. Il évite la grandiloquence qui entache parfois le vaste mouvement final, jugulant la tension jusqu’à sa conclusion triomphante. La formation germanique, peut-être plus sûre de sa sonorité que les protagonistes de la veille, et l’intrépidité maîtrisée du chef, semblent s’être coulés dans l’impitoyable acoustique, très analytique, de l’Auditorium Stravinski rénové.
GC