Chroniques

par david verdier

Marie-Nicole Lemieux et le Quatuor Psophos
œuvres de Chausson, Elgar, Lekeu et Malher

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 7 mars 2013
Marie-Nicole Lemieux et le Quatuor Psophos
© denis rouvre

Chanter Mrs Quickly dans Falstaff [lire notre chronique du 2 mars 2013] et proposer en même temps un récital de mélodies, le défi semble si facile à relever pour Marie-Nicole Lemieux… Impossible de séparer la forte personnalité de l'artiste accomplie. Pour preuve cette décontraction incroyable avec laquelle elle se présente pieds nus sur scène, expliquant avoir laissé ses chaussures à l'hôtel. Peu importe les fous rires que la situation déclenche… en quelques secondes le silence se fait ; le visage grave et concentré, elle entame les redoutables Lieder d'Alma Mahler.

Rien de moins simple que ces pièces mal connues dont une petite moitié seulement est présentée dans ce récital. On y entend pourtant le caractère d'une femme libre et cultivée qui mêle à l'héritage du Lied romantique un choix littéraire très sûr. Les wagnérismes explicites font passer en toile de fond l'ombre de Tristan, malgré de peu commodes accords et irruptions d'intervalles. Le relâchement du médium fait irradier la voix avec une générosité sans limites. On saisit au passage de furtives bizarreries, comme cet élan amoureux dans Ich wandle unter Blumen d'après Heine : « Oh soutiens-moi mon amour sinon je vais tomber à tes pieds, ivre d'amour, et il y a du monde dans le jardin ! ». Là, ce sont des pics de densité volumétrique dans la phrase, des accès de fureur rentrée ; ailleurs, des humeurs serpentines à la main gauche qui entraîne la voix dans une fuite vers l'aigu. La fin de Der Erkennende est remarquable, avec des phrasés à hue et à dia, alternant des changements subits de dynamique. Le contralto répond au défi des notes par une ligne expressive assez dure qui lui permet de rivaliser avec les sautes d'humeur du piano (Erntelied).

Le magnifique Molto adagio pour quatuor de Guillaume Lekeu fait office d'interlude instrumental en préambule du cycle d'Ernest Chausson. En quelques minutes le Quatuor Psophos laisse oublier les quelques versions discographiques qui ont réduit dans notre mémoire la portée ce chef-d'œuvre au rang de pièce documentaire. Une beauté irréelle – presque incongrue dans un programme déjà fort riche – plane dans ces paysages intérieurs. Les intonations très affirmées d'Éric Lacrouts et Guillaume Martigné, respectivement premier violon et violoncelle, esquissent une forme de récit élégiaque et mystique à couper le souffle. On ne saurait manquer d'être attentif à une possible gravure par ces interprètes de ce monument funèbre et injustement oublié.

C'est presque avec regret qu'après ce diamant nocturne l’on retrouve le piano si peu legato de Daniel Blumenthal. La Chanson Perpétuelle de Chausson exige évidemment un autre écrin que ce clavier si droit qui peine à offrir autre chose qu'un bien terne et prosaïque écho. Le quatuor est une nouvelle fois le précieux alliage de cette œuvre délicate. Seuls les archets des Psophos sont attentifs aux étapes de la narration du poème de Charles Cros ; ils portent la voix vers un aigu engagé qui semble littéralement se briser.

La seconde partie est dominée par les sublimes Sea Pictures d’Edward Elgar qu'on n'a pas souvent l'habitude d'entendre dans la réduction pour piano et voix. Sans faire oublier l'immortelle Janet Baker, transcendant un London Symphony Orchestra en état de grâce sous la direction de Sir John Barbirolli, la voix de Marie-Nicole Lemieux prend ses aises et donne toute sa dimension à ce cycle. Le miroitement de Sea slumber song, très mahlérien dans sa pâte vocale, s'accorde aux suspensions aériennes d'In Heaven et la sensualité de Sabbath morning at sea. On regrette les timbres de l'orchestre pour rendre correctement le climat agité de The Swimmer, même si le caractère « cinématographique » de la voix captive par sa dimension dynamique.

Le programme se referme sur trois mélodies de Lekeu, à la tonalité contrastée et d'une infinie nostalgie. La sombre largeur du timbre rend parfaitement la teinte crépusculaire (Sur une tombe). La Ronde centrale est négociée avec l'œillade dans la voix qui fait oublier la tristesse du début. C'est d'ailleurs un Nocturne très allégé de timbre qui conclut le cycle, comme si la voix s'était naturellement déplacée dans le registre supérieur, déléguant au quatuor un coloris plus sombre.

Une évidente gourmandise dans le regard trahit l'envie d'offrir au public conquis une dernière offrande. Ce sont consécutivement l'aigu triomphant de l'Heure exquise de Reynaldo Hahn puis la lancinante et superbe Invitation au voyage d'Henri Duparc. Comme les rappels se font insistants, une reprise du Nocturne de Lekeu s'improvise sur le champ – à la satisfaction générale.

DV