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Marino Faliero | Marin Falier
opéra de Gaetano Donizetti
C’est sans spectateurs mais par captation retransmise en direct sur sa chaîne Donizetti WebTV (moyennant un forfait d’un peu moins de soixante euros pour visionner les trois titres à l’affiche) que le Donizetti Opera Festival peut assurer son édition 2020. À côté des deux autres ouvrages – Le nozze in villa et Belisario, ce dernier étant proposé en représentation de concert –, Marino Faliero reste rarement représenté ces dernières années. Il s’agit pourtant de l’une des plus belles partitions de Donizetti, produite en sa pleine maturité de compositeur, et proposée au public parisien six mois avant la création de Lucia di Lammermoor (septembre 1835 au Teatro San Carlo de Naples).
En effet, sa première eut lieu en mars 1835 au Théâtre Italien de Paris, avec une distribution de légende : la basse Luigi Lablache dans le rôle-titre, le soprano Giulia Grisi (Elena), le ténor Giovanni Battista Rubini (Fernando) et le baryton Antonio Tamburini (Israele Bertucci), pile-poil les quatre mêmes qui, dans le même théâtre, créèrent I puritani de Bellini deux mois plus tôt – quel fabuleux millésime ! Si c’est bien Gioachino Rossini qui dirigeait le Théâtre Italien à cette période, la tragédie lyrique donizettienne ne se situe pas, contrairement aux œuvres de jeunesse, dans la filiation de l’aîné, mais porte tout le caractère du natif de Bergame. On y trouve quelques mesures qui évoquent Don Pasquale (chœur introductif), un final du premier acte façon Lucrezia Borgia ainsi qu’un air du baryton – Il palco è a noi trionfo, après sa condamnation à l’Acte III – présentant d’évidentes ressemblances avec l’entrée d’Enrico de Lucia di Lammermoor.
Annoncée comme Progetto creativo, la réalisation visuelle est assurée par le tandem Ricci/Forte dont on se rappelle le traitement pour le moins original de Turandot au Macerata Opera Festival, où la princesse de glace entrait en scène à dos d’ours polaire géant [lire notre chronique du 13 août 2017], et le Nabucco joué sur un cargo de réfugiés, au Festival Verdi de Parme [lire notre chronique du 13 octobre 2019]. Stefano Ricci règle la mise en scène dans le décor conçu par Marco Rossi, une ossature métallique assez monumentale sur deux niveaux principaux, qui comprend moult escaliers et praticables et occupe pleinement le parterre du Teatro Donizetti. En allées et venues, montées et descentes, on y déambule beaucoup, six comparses ajoutant aux déplacements, certains portant des lunettes de soleil en début de représentation, comme pour un défilé de mode. Par la suite, ils font un peu de gymnastique sur les rampes d’escaliers, puis certains mouvements au ralenti, dont quelques-uns reptiliens au sol. Parfois l’on joue un peu à cache-cache au rez-de-chaussée entre les nombreux poteaux, comme dans une forêt, où l’on devine, par exemple, Marino Faliero derrière plusieurs épaisseurs de profilés métalliques.
Les lumières (lighting design) d’Alessandro Carletti efficaces et réussies, souvent en clair-obscur, créent une ambiance plus sombre au niveau du sol et logiquement plus lumineuse à l’étage – globalement une gamme étendue d’effets entre la nuit du deuxième acte (on s’y déplace avec des lampes de poche) et quelques images d’un blanc aveuglant. Les costumes de Gianluca Sbicca sont riches en couleurs et tire vers le style fantaisie, comme Fernando en chemise jaune, veste bleu ciel et casquette, ou Steno qui porte sac à main et gants bleus, ainsi que chaussures jaunes. Protagonistes et comparses sont masqués en pieuvre et poisson pour la fête chez Leoni en fin de l’Acte I ; au début du III l’on attache des cordes aux poignets de Marino Faliero et d’Elena pour les manipuler comme des marionnettes pendant le duo, leurs mouvements de bras simulant ceux d’automates.
Du point de vue musical, l’Ouverture semble plutôt enjouée sous la baguette de Riccardo Frizza [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Tancredi, I Capuleti e i Montecchi, Norma, Lucia di Lammermoor, Aida, Falstaff, Il pirata, Semiramide, Il castello di Kenilworth, Anna Bolena et Lucrezia Borgia]. Tourné ce soir vers la salle, le directeur musical de la manifestation dirige directement les solistes, les musiciens se situant devant (les cordes) et derrière (les vents) lui. Ce dispositif permet une bonne synchronisation, tandis que le chœur, relégué en fond de scène derrière les instrumentistes, ne fait pas grande impression par un son qui manque à plusieurs reprises de fondu et d’homogénéité. Ensuite, les tempi se révèlent plutôt lents dans les passages tranquilles, donnant l’impression d’un étirement à certains moments – par exemple le duo baryton/basse de l’Acte I en contraste avec la section agitée qui s’ensuit, Tremar tu sembri e fremere, numéro qui pourrait avoir été écrit par le jeune Verdi (on pense à Attila et son duo avec Ezio) ou Bellini (Suoni la tromba des Puritani).
À une exception près, la distribution vocale est très satisfaisante. À commencer par Michele Pertusi dans le rôle-titre [lire nos chroniques de Norma, Jérusalem, Don Pasquale, Macbet et I masnadieri]. Dès ses premières interventions, l’autorité naturelle et la sérénité de la projection font mouche, malgré l’absence d’un grave abyssal. La colère et l’appel à la vengeance envers l’assassin de son neveu Fernando sont palpables à la fin du II tout comme au III, lors de la confrontation avec Elena lorsque le mari apprend la tromperie de sa femme avec son neveu. Mais ce sont l’humanité et l’émotion qui pour finir regagnent leurs droits lorsque, déchu et condamné à mort, le doge de Venise pardonne à Elena.
On détecte chez le soprano Francesca Dotto (Elena) certains accents de Mariella Devia, autre titulaire du rôle il y a une petite vingtaine d’années, d’ailleurs aux côtés de Pertusi dans le DVD (1 DVD Hardy) qui a immortalisé la prestation parmesane de 2002. Le timbre n’opère pas une séduction immédiate, avec quelques inflexions qui peuvent sonner de manière anguleuse, mais quelle musicalité, quel engagement, quelle sensibilité ! La technique du chant d’agilité est maîtrisée, sans doute pas exactement avec le même staccato que Devia, mais la même sensation se dégage chez les deux interprètes d’un infime retard à rattraper dans les cadences… décalage infinitésimal qu’elles rattrapent à tout coup ! Son grand air du III est un beau moment, d’abord la cantilène Dio clemente puis la difficile cabalette Fra due tombe, fra due spettri pour laquelle le chef ralentit un peu [lire notre chronique de Luisa Miller].
Le baryton Bogdan Baciu (Israele Bertucci) offre un beau grain vocal, d’une certaine noblesse, dès l’air d’entrée Era anch’io di quella schiera où la science du legato est bien maîtrisée dans la conduite de chant, puis il fait preuve de robustesse et tient la distance dans la cabalette [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine et Die Frau ohne Schatten]. Le point faible de l’équipe reste le ténor Michele Angelini (Fernando), en méforme évidente [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia et Corradino, cuor di ferro]. Sa modeste puissance ne gêne pas, puisqu’ici le volume est ajustable, mais la voix accuse des fragilités récurrentes, accompagnées d’une précision aléatoire de l’intonation sur plusieurs aigus. On souffre pour lui de ses problèmes qui vont et viennent : au cours du premier acte, il retrouve une musicalité satisfaisante en allégeant, parfois jusqu’à la voix de tête, mais il semble plus tard en perdition, avec un instrument particulièrement rebelle. Cela va un peu mieux au début du II dans la jolie cavatine Io ti veggio : or vegli e tremi, mais il fatigue vite, de légers accrocs reviennent et il transpose dans le grave une partie de la cabalette. Pas de problème pour les rôles secondaires, comme la basse de couleur noire et méchante Christian Federici (Steno), le ténor Dave Monaco (Leoni) [lire notre chronique d’Il trittico], Giorgio Misseri (Gondoliere) ou Anaïs Mejías (Irene) [lire notre chronique d’Iolanta].
IF