Chroniques

par jérémie szpirglas

Mark Padmore chante Auden
Bainbridge, Britten, Henze, Lutyens et Watkins

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 17 janvier 2009
le poète Wystan Hugh Auden (1907-1973) a beaucoup inspiré les compositeurs
© dr | auden par soss melik, 1972

Ses vers sont tour à tour acerbes, émouvants, spirituels ou attendris ; ils sont parfois pointus, parfois lyriques, sautillants ou apaisants, secs ou d'une beauté pleine et généreuse – invariablement musicaux.

Wystan Hugh Auden (1907-1973) est l'un des plus importants poètes de langue anglaise du XXe siècle. Son œuvre est conséquente (plus de quatre cent poèmes, dont sept de vaste envergure) et des plus variées qui se puissent trouver, autant pour le style que dans les thèmes abordés. Marqués autant par son engagement à gauche et son homosexualité que par ses questionnements religieux et son regard si particulier sur les relations qu’ en tant qu'individu l'homme entretient avec son environnement, sa pensée et ses vers ont inspiré de nombreux d'artistes, jusqu'à s'inscrire au cœur de l'imaginaire collectif anglo-saxon, au même titre que Yeats ou Wilde. Auden a même sa place au cinéma –dans Quatre mariages et un enterrement, par exemple, dont son Funeral BluesStop all the clocks… ») est un des moments les plus poignants. Grand mélomane, il fut aussi très impliqué dans la vie musicale de son temps : on lui doit, entre autres, le livret de The Rake's Progress de Stravinsky (et Chester Kallman).

Bref, inutile de dire que son œuvre a été, et est toujours, une véritable aubaine pour les compositeurs. D'où l'idée de ce récital hybride qu’eurent le ténor Mark Padmore et la basse Richard Angas (ici dans un rôle de récitant), accompagnés du pianiste Andrew West. Intitulé malicieusement Relax, Maestro, put your baton down en référence à un commentaire de La flûte enchantée écrit par Auden pour une traduction anglaise du livret, le programme alterne chansons et lectures – par un Richard Angas aussi placide qu'élégant, tour à tour absurde, touchant et désopilant –, nous plongent dans l'univers tantôt poétique, tantôt drolatique d'Auden.

Le premier musicien à s'être intéressé à Auden est Benjamin Britten. Rien d'étonnant à cela : les deux hommes ont à peu près le même âge et fréquentent les mêmes cercles politiques et artistiques. Ils ont même partagé un appartement à Brooklyn en 1940-41, avec la romancière Carson McCullers et quelques autres, développant une relation forte d'amitié et de travail qui nous valut quelques remarquables opéras et pièces de théâtre. Auden occupe une place de choix parmi les quelques trois cent soixante poèmes mis en musique par Britten. Sans lui, Britten ne se serait d'ailleurs sans doute pas autant intéressé à la poésie : son influence est indéniable –autant par ses écrits que par sa « personnalité brillante et attirante », selon les mots du jeune compositeur –, comme on peut le constater au fil de la douzaine de chansons qui rythment le récital de Mark Padmore.

Composées entre 1937 et 1941, ces mélodies plus ou moins enjouées, éclairées de timides couleurs impressionnistes, se plient avec aisance au ton du texte, de la parodie à la mélancolie. La chanson n'est certes pas chez Britten le lieu de l'innovation, mais bien plutôt celui de la détente poétique où l'on met une distance raisonnable entre la musique et son sujet. Son traitement du texte reste classique et mélodieux, avec cette pointe de flegme et d'humour qui le font reconnaître immédiatement. Mark Padmore et Andrew West y sont comme des poissons dans l'eau. Chez le premier, l'expressivité n'a d'égal que le tact et la retenue, tandis que le second nous enchante d'un toucher exquis, clair et scintillant.

La souplesse admirable dont ils font preuve pour distiller sans le gâter le charme fleuri de Britten est d'une grande utilité lorsqu'ils s'attaquent aux Three Auden Songs d’Hans Werner Henze, sans doute le moment le plus fort de la soirée. Au contraire de Britten qui illustre l'atmosphère générale du texte, Henze s'intéresse davantage à la langue qu'il met au centre de ses préoccupations et triture jusqu'aux limites de la rupture. Chaque phrase est passée au scalpel de sa musique pointilliste. Les mots courts et presque précieux, les allitérations et consonances qui en rythment le mètre, prennent alors l'aspect d'un rang de perles brillantes et éphémères.

Un violent retour en arrière esthétique nous attend après l'entracte, avec le petit As I walked out one evening au charme suranné et presque schubertien d'Elisabeth Lutyens (1906-1983). Heureusement, Orpheus (2006) du Londonien Simon Bainbridge (né en 1952) suit aussitôt. Là, la mélodie atonale et harmonieuse, murmurée par un Padmore melliflu, est ponctuée par des accords en grappe au piano, comme un commentaire de lyre dont Orphée lui-même accommoderait sa voix.

Avant de revenir à Britten pour conclure, Padmore et West ont tenu à montrer la modernité toujours renouvelée de l'œuvre d'Auden avec une création du jeune Huw Watkins (né en 1973). Non dénuées d'intérêt mais un brin académiques, ses trois mélodies ne sont toutefois pas à la hauteur des espérances, à l'exception peut-être d’At last the secret is out. Le ton délicatement murmurée et le mystère dont la langue s'entoure sont l'occasion d'un véritable travail sur le rythme, le timbre et les nuances, qui s'affranchit enfin du texte original.

JS