Chroniques

par jérémie szpirglas

Martha Argerich dans le Concerto en sol de Ravel
et les rhapsodies du Royal Philharmonic Orchestra

Septembre musical de Montreux / Auditorium Stravinsky
- 5 septembre 2009
© dr

D’aucuns bougonnent, agacés, d’autres sont un peu déçus, d’autres au contraire se réjouissent d’entendre cette immense pianiste dans un concerto auquel, depuis plus de quarante ans, son nom est indéfectiblement attaché. Au lieu de celui de Schumann qu’on ne l’entend plus jouer depuis longtemps, Martha Argerich, légèrement indisposée, a en effet décidé de donner le fameux Concerto en sol de Ravel qu’on lui demande sans cesse depuis son enregistrement avec Claudio Abbado et les Berliner Philharmoniker, en 1967. Toutefois, dès le premier coup de fouet, suivi de ses fins accords perlés, plus personne ne boude son plaisir. On peut avoir entendu cent fois la grande Martha dans cette œuvre, elle nous réserve toujours de nouvelles surprises.

À rebours de nombre de ses collègues qui, soit cérébraux et analytiques, soit construisant minutieusement leur lecture, brique par brique, d’une performance à la suivante, Martha Argerich émerveille chaque fois par son inventivité et son imagination toujours renouvelées – qui pourtant ne trahissent jamais le texte. Dans sa constante réinvention du discours, il y a quelque chose qui rappelle la tradition orale, celles de rhapsodes et des poètes épiques, qui remodèlent à chaque nouvelle représentation les mêmes figures. Et si l’on peut se poser d’infinies questions sur les origines de cette souplesse – est-ce un reflet de son humeur du jour, une fantaisie insouciante, la capacité inouïe à s’adapter à chaque acoustique, à chaque public ? –, une chose est certaine : toute idée préconçue sur le métier d’interprète est mise à bas.

Aujourd’hui, Martha Argerich est nonchalante dans le premier mouvement, poétique et songeuse (à la manière d’une promenade sur le Léman, tout proche) dans le second, jouissive et bondissante dans le Finale. Pour l’accompagner, le Royal Philharmonic Orchestra de Londres est placé sous la direction de son vieux complice, Charles Dutoit, qui la suit et la complète à la perfection. C’est avec cette même fraicheur juvénile qu’elle régale le public de trois bis : une Mazurka de Chopin et, pour consoler ceux qui regretterait encore le concerto promis, un Klavierstück suivi d’une Kinderszene de Schumann.

Le RPO et Charles Dutoit poursuivent, quant à eux, dans la veine rhapsodique ouverte par la pianiste. Dans la Rhapsodie Roumaine n°1 d’Enesco, l’orchestre est puissant et coloré, tout comme il l’avait été dans la généreuse Suite deL’Amour de trois oranges de Prokofiev, donnée avant l’entrée en scène de la soliste. Dans Enesco comme dans Prokofiev, les seuls regrets que l’on pourrait nourrir concernent un manque occasionnel d’attention au détail dans la direction – quelques mesures deci delà sont étrangement plates en regard du reste. En revanche, quelles délices d’entendre cette phalange exceptionnelle ronronner et vrombir de plaisir dans les Enigma Variations d’Elgar [photo] ! Qui mieux qu’un orchestre anglais saura interpréter avec noblesse et humour cette partition à la fois riche, opulente, émouvante et retenue ?

JS