Chroniques

par bertrand bolognesi

Marthe Keller, Kenneth Traver et Roland Pöntinen
création de Век мой, зверь мой Op.118 de Rodion Chtchédrine

Verbier Festival and Academy / Église
- 28 juillet 2007
le pianiste Julien Quentin et le clarinettiste Michael Collins à Verbier
© mark shapiro

Cette seconde journée de notre séjour à Verbier débute par un récital [photo] fort attrayant du clarinettiste Michael Collins, dans un menu qui, à paraître allègrement diversifié, n'en suit pas moins sa logique propre. Ainsi ne s'étonnera-t-on pas qu'un début de seconde partie dédié à Poulenc réponde à des premiers pas parcourus dans la musique de Mozart, par exemple. Il s'agit, en l'occurrence, de la Sonate pour violon en si bémol majeur K454 n°32, transcrite par l'artiste lui-même pour son instrument dont la vocalité naturelle trouve aisément sa place dans la partition. On remarque le soin apporté à chaque attaque du premier mouvement, la concentration dans la fausse légèreté du deuxième, enfin la saine fraîcheur et la gracieuse dynamique de l'Allegretto final. Au piano, Julien Quentin décline des frappes choisies, sans finasser outre mesure, disposant au contraire d'une matière sonore assez charnue dont il fait profiter l'auditoire sans hypoglycémie. S'il ose la relative crudité de notes piquées, déjà proche de Schubert, dans l'Andante, il sait aussi maintenir le médium du piano dans une égalité notable et se montrer avantageusement expressif dans le dernier mouvement.

Après un Grand Duo concertant en mi bémol majeur Op.48 de Weber, joué dans une pâte plus épaisse et un ton plus farouche, où le ferme babillage romantique de la clarinette croise une imitation d'orgue dans l'accompagnement, la Sonate pour clarinette et piano, l'une des dernières œuvres de Poulenc, charme l'écoute. L'attaque gentiment biscornue de son Allegro tristamente initial cède la place à une preste mélodie sans complaisance qui confirme la haine du compositeur pour le rubato (in Journal de mes mélodies). Julien Quentin ne s'y trompe pas : il accorde à certains passages une belle rondeur de sonorité, comme on le fait de la musique de Mozart, bien qu'en portant plus loin encore son phrasé. Réminiscences de Lune d'avril dans ce premier mouvement, des Ponts de C dans le deuxième, du Bal masqué dans le troisième, Michael Collins s'y promène dans les souvenirs de Chopin et de Schumann, avant de conclure avec beaucoup d'esprit le virtuose Allegro con fuoco de Caf'conc' qui lui vaut hourras et bravi. De Lutoslawski, les interprètes présentent Cinq préludes de danses, avant de conclure ce moment par la rutilante Sonatine d'Horowitz.

Le soir même, toujours dans les murs bleus de l'Église, huit artistes se réunissent autour d'un programme slave. Au violoncelle, Micha Maïski donne, avec sa fille Lily au piano et avec Julian Rachlin au violon, le Trio élégiaque de Rachmaninov, puis Introduction et Polonaise Op.3 de Chopin remarquablement accompagné par Polina Leschenko (piano). Et voilà venu le temps de découvrir une nouvelle œuvre, donnée en création mondiale. Il s'agit des Sept duos romantiques pour piano à quatre mains, commandés à Rodion Chtchédrine par le festival. À droite du clavier, Roland Pöntinen ; à gauche, le compositeur. Se succèderont élégie disloquée, ostinato contrarié, superposition de tremolos pédalisés conclus par un bourdon tournant, trompeur squelette de tango, choral remplacé par une scansion brutale, suspension d'un précipité d'accords violent, enfin définitif et redoutable perpetuum mobile.

Héritier directe des mélodies qu'écrivit Prokofiev sur des vers d'Akhmatova (Op.27, 1916) et, plus encore, des Romances de Chostakovitch sur ceux de Blok (Op.127, 1967) ou de Tsvetaieva (Op.143, 1973), le cycle Век мой, зверь мой (Mon âge, ma bête sauvage) Op.118 voit Chtchédrine se pencher sur la poésie et le destin d'Ossip Mandelstam.

Dans une grande économie de moyens qui rend saisissant ce long thrène, le compositeur n'a recours qu'au piano (Roland Pöntinen), à une voix de ténor qui évolue directement dans les paroles de l'écrivain, et à un récitant qui rapporte le souvenir de ses contemporains. Kenneth Traver offre clarté, souplesse et sensibilité à la partie chantée, officiant tour à tour sur le fil ou dans un registre plus héroïque, voire rageusement désespéré. Pour sa part, Marthe Keller créera la distance nécessaire à l'émotion, jusqu'à briser le moindre raclement de gorge par l'Il faisait tout à fait clair douloureusement ironique du matin de l'arrestation. Les dernières mesures ne seront pas immédiatement suivies d'applaudissements, tant l'assistance s'est imprégné du drame, non seulement celui de Mandelstam, mais celui de tous les artistes et intellectuels de son époque, de La génération qui a gaspillé ses poètes (in Roman Jakobson, Ed. Allia).

BB