Chroniques

par irma foletti

Maskarade | Mascarade
opéra de Carl Nielsen

Oper, Francfort
- 10 janvier 2025
À l'Opéra de Francfort, le rare MASKARADE de Carl Nielsen...
© barbara aumüller

À peu près inconnu en France, Maskarade de Carl Nielsen, créé en 1906 au Kongelige Teater de Copenhague (Opéra royal), est considéré comme l’opéra national de son pays. La production à laquelle Tobias Kratzer donnait le jour en 2021 à l’Opéra de Francfort, en version allemande, fait partie des nombreuses reprises de la saison. Fondé sur la comédie de Ludvig Holberg, le livret de Vilhelm Andersen tourne autour de la mascarade, bal masqué ou fête nocturne qui oppose vivement parents et enfants, plus largement un conflit générationnel entre tenants d’une conduite de vie sérieuse et défenseurs de l’amusement. Au cours d’une mascarade, le jeune Leander est tombé amoureux d’une belle inconnue, mais son père Jeronimus a par ailleurs arrangé pour lui un mariage avec Leonora, fille de Leonard. Aidé par son serviteur Henrik, Leander parviendra à retrouver l’inconnue… qui n’est autre que Leonora ! Tandis que Jeronimus tient le rôle de père-la-rigueur, sa femme Magdelone sympathise plutôt avec la Maskarade – elle a « été jeune elle aussi » – et danse volontiers avec Leonard, déguisé.

La scénographie de Rainer Sellmaier s’articule autour d’un praticable central, entouré de trois côtés de portes noires alignées, par lesquelles les personnages entrent et sortent. Au lever de rideau, on découvre les protagonistes allongés, en sous-vêtements blancs, qui cuvent vraisemblablement l’alcool consommé lors d’une fête bien arrosée. On reste en noir et blanc jusqu’à l’arrivée des costumes de la mascarade du deuxième acte, dont les couleurs vives contrastent fortement. Les tenues de ce bal masqué, réalisées par le scénographe, sont le fruit d’une folle imagination. Par exemple, le couple de danseurs Magdelone et Leonard, elle en Minnie et lui en Björn Borg de pied en cap, le tennisman portant d’emblée les mains à ses vertèbres lombaires douloureuses, après un vrai-faux service, sans raquette ni balle. Quelques éléments de décor sont amenés à vue pendant les deux premiers actes (un secrétaire, deux fauteuils et une cheminée qu’on décore de buste et de livres), mais le fond reste à l’identique, sauf au troisième et dernier acte où les portes présentent une surface en miroir, permettant quelques beaux effets de reflets.

Le jeu d’acteur pensé par Tobias Kratzer [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L’Africaine, Tannhäuser à Bayreuth, Faust, Il trittico, Moïse et Pharaon, Die ersten Menschen et Fidelio], et réglé par Katharina Kastening pour cette reprise, est d’une belle densité, avec de vrais moments d’émotion, ainsi que certaines séquences de déchaînement. Ceci est vrai en particulier pour la conclusion du premier acte, où les protagonistes oscillent entre ralenti et fausse natation, pendant que les surtitres enchaînent à grande vitesse – précisons que les surtitres allemands sont projetés sur scène, tandis que la version anglaise du texte trouve sa place habituelle, au-dessus du cadre. Certains passages sont dédiés au ballet, principalement au dernier acte, comme la danse du coq, sans doute le passage le plus connu de l’ouvrage et parfois joué en concert ; ces séquences sont chorégraphiées par Kinsun Chan.

La distribution vocale présente une agréable homogénéité, avec à sa tête le duo Magnus Dietrich et Liviu Holender en Leander et Henrik, davantage compères et complices que maître et serviteur. Le premier possède un ténor clair et bien concentré [lire nos chroniques d’Hippolyte et Aricie et de Tannhäuser à Francfort], le second un baryton bien projeté [lire nos chroniques de Tristan und Isolde et de Madama Butterfly], les deux présentant tout de même certaines limites pour les notes les plus graves. En Jeronimus, la basse Alfred Reiter fait entendre de riches résonances dans le grave et dans le médium, la partie aigüe s’avérant toutefois plus fragile [lire nos chroniques de Parsifal, Der Rosenkavalier, Das Rheingold à Francfort puis à Genève, Les Troyens, Capriccio, Trois sœurs et Le Grand Macabre]. Son personnage conserve d’abord une constante rigueur, répétant à loisir que la Maskarade est un objet du diable, mais au troisième acte, sous l’effet du schnaps, il n’est pas insensible aux charmes d’une danseuse qu’il poursuit avant de s’écrouler. Autre ténor, Theo Lebow tient le rôle d’Arv, serviteur de Jeronimus, drôle et capable de suraigus très haut perchés [lire nos chroniques d’Enrico, Der ferne Klang, Francesca da Rimini et Le vin herbé]. Dans la tessiture opposée, la basse Thomas Faulkner assure les deux rôles du Veilleur de nuit et du Maître de la mascarade, parfois dans des sonorités d’outre-tombe [lire nos chroniques des Cantatrici villane, de Serse, Une vie pour le tsar, Otello, The Exterminating Angel et Wozzeck]. Les rôles féminins sont significativement moins développés, entre la touchante Magdelone de Juanita Lascarro, l’aérienne Leonora d’Elizabeth Reiter et la Pernille de Barbara Zechmeister, camériste de Leonora, finalement en couple avec Henrik [lire nos chroniques du Joueur et De la maison des morts].

On avoue surtout tomber sous le charme de la musique du compositeur danois, jouée avec précision par le Frankfurter Opern– und Museumsorchester, placé sous la direction de Benjamin Reiners. Dès l’Ouverture, elle se fait vive, pétillante, légère parfois comme une opérette et souvent dansante pour évoquer le bal costumé. Mais plus loin, la proximité avec un Richard Strauss paraît évidente lors de nombreux passages, la structure de conversation en musique étant commune. La facture de Nielsen se fait plusieurs fois facétieuse, avec de petites notes aux bois, ou bien le jeu du basson lors des apparitions de Jeronimus. La partition offre de constants contrastes de styles, entre musique sérieuse, climats plus légers, passages qui invitent à la danse. Les artistes du Chor der Oper Frankfurt interviennent, quant à eux, avec une puissance parfois mesurée, peu sonores à leur entrée de l’Acte II, par exemple, par pupitres séparés (ténors d’abord, basses ensuite, puis les femmes dans leur ensemble). Ils jouent avec naturel et prennent part avec un plaisir visible à cette fête. La conclusion en est un peu aigre-douce : chacun retire costume et perruque, en disant adieu à sa jeunesse avec une certaine mélancolie, avant la fin heureuse qui unit les jeunes Leander et Leonora. Au rideau, on retrouve les protagonistes dans le même état qu’au début, allongés en sous-vêtements et tout peut recommencer.

IF