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Chroniques
Matadouro
chorégraphie de Marcelo Evelin
Après avoir travaillé en Europe une vingtaine d’années, le Brésilien Marcelo Evelin retrouve sa ville natale de Teresina au milieu des années deux mille, prend la direction du collectif d’artistes indépendants Núcleo do Dirceu et adapte pour la scène un roman mythique d’Euclides da Cunha (1866-1909) paru en 1902, Os Sertoes (Hautes terres). De cette méditation sociopolitique qui retrace la guerre absurde de l’armée républicaine contre les sertanejos du Nord à la fin du XIXe siècle – des paysans pauvres réputés dégénérés « qui réclamaient seulement qu’on les laisse vivre selon leur désir » –, le chorégraphe et performeur tire trois spectacles : Sertão (2003) et Bull Dancing (2006) s’intéressent aux paysages arides puis aux hommes du roman, tandis que Matadouro (2010), qu’on traduira par Abattoirs, laisse place à l’action qui s’incarne en « une bataille des corps, des existences, pas des identités ».
Dans le bruit feutré des haut-parleurs en fond de scène (murmures, « guimbarde », etc.), un danseur nu, portant chaussures de sport, masque de chat et tambour au côté, marche autour d’un micro sur pied central, tandis que s’installent les spectateurs. La salle s’éteint et des phrases musicales naissent au tambour puis se développent, à différents tempi, durant cinq bonnes minutes. Six hommes et une jeune femme (de morphologie souvent quelconque) rejoignent le musicien et se déshabillent, en ligne et nez au mur. Le Quintette en ut majeur D956 écrit par Schubert deux mois avant sa mort (1828), que nous espérions interprété in loco, s’impose sur une bande-son rapidement couverte par divers martellements du percussionniste, frottements de cuica (tambour à friction) et coups de sifflet, tandis qu’on aiguise deux lames l’une contre l’autre. Le brouhaha s’amplifie, ranimant le souvenir douloureux de JO à ce même Festival d’Automne à Paris [lire notre chronique du 23 octobre 2006], puis s’arrête pour la phase principale du spectacle.
Avec un grand couteau fixé à son corps, chacun enfile un masque (évocation de la mort, d’un catcheur ou d’une divinité quelconque) et entre dans une course circulaire intense, bornée par des buissons de projecteurs allumés, à bonne distance de ses partenaires. Durant plus de cinquante minutes d’un Schubert assez sauvage (parasité par des aboiements fréquents, voire une guitare électrique), tandis que la sueur commence à perler, des brisures de poignet gracieux apparaissent comme, de loin en loin, un visage, un doigt d’honneur ou même une roue. Parfois encore – toujours de façon fugace –, le cercle laisse échapper un protagoniste pour une danse simiesque, aviaire, ou bien génère un agglutinement de corps aux attouchements bon enfant. Le rythme endiablé se calme au terme de l’Allegretto final, lorsque le groupe renoue avec la ligne droite et fixe les rangs de témoins, dans les halètements de l’aîné (Evelin ?) face au micro.
Lentement happé par une performance artistique qui touche à la transe et au rituel, le spectateur en goûte les effets burlesques (chantonnements lyriques sur l’Andante sostenuto, jet de déodorant à faire suffoquer l’entourage) comme les zones cruelles (réminiscence de marathons de danse, de prisonniers abrutis par des chansons passées en boucle), quand le corps est l’objet de tortures plus ou moins consenties et résiste avec divers degrés d’espoir. Et bien d’autres choses encore.
LB