Chroniques

par bertrand bolognesi

Matthias Pintscher | En sourdine
Wolfgang Rihm | Spiegel und Fluss

Orchestre de Paris, Christoph Eschenbach
Théâtre Mogador, Paris
- 4 juin 2003
création d'En Sourdine du compositeur allemand Matthias Pintscher
© dr

Parmi les compositeurs de notre temps, il existe peu de personnalités aussi productives que Wolfgang Rihm qui compte à son catalogue un nombre d'œuvres assez impressionnant, tant pour les formations orchestrales allant du petit ensemble (qu’on affectionne en musique contemporaine) au grand orchestre, et traversant avec la même aise les grandes formes symphoniques ou de vastes études concertantes, que pour la musique de chambre (nombreux quatuors entre autres), le théâtre lyrique (six opéras pour un à peine quinquagénaire, c’est rare, dont Jakob Lenz, Seraphin et Die Eroberung von Mexico), l'oratorio (notamment une fort belle Passion selon Saint Luc pour le Projet Bach 2000) et de pléthore de solos. Voilà un auteur qui s’attelle à divers métiers dans une même période, tissant à droite et gauche, menant à bien ses réalisations parallèlement grâce à une faculté d’invention, une discipline et une maestria hors du commun.

Élève à Darmstadt, il développe un style personnel ne concédant rien aux diktats des différentes chapelles de notre temps. Il appuie ses investigations sur une longue tradition sans s'abandonner à une facture postmoderne ou néo-classique rétrograde. Cela implique une écriture qui régulièrement traverse des zones harmoniques, comme autant de déséquilibres possibles à un ensemble de facture complètement atonale. Le choc est obtenu par ces traversées en relief offert au tout.

Né en 1952, il écrivit dès l’âge de onze ans, puis étudia la composition avec Karlheinz Stockhausen en 1972, Klaus Huber de 72 à 76, et la musicologie à Freiburg avec Hans Heinrich Eggebrecht. Rihm est remarqué dès 1974 lors des Donaueschinger Musiktage pour la création de Morphonie/Sektor IV, un grand geste symphonique mahlérien aux contrastes tendus.

Spiegel und Fluss, c’est-à-dire Miroir et fleuve, fut composé en 1999 et créé par le Norddeutscherundfunk Sinfonieorchester et Christoph Eschenbach en janvier 2000 à Hambourg. La partition est dédiée à ses créateurs. On retrouve quelque chose de notre tentative préalable de description de l’esthétique de Wolfgang Rihm dans cette pièce, un chaos organisé, structure qui s’autodétruit, se désagrège, développe ses contradictions internes jusqu’au néant. L’écoute destabilise par de constantes oppositions métriques, des effets de timbre assez étonnants. Spiegel und Fluss est une œuvre inquiète et inquiétante, donnant à penser qu’on n’échappera pas au temps, quel qu’il soit, au fleuve, et, par ses agrégats grouillants pianississimi, à une catastrophe imminente. Christoph Eschenbach ciselle finement les sonorités de l’Orchestre de Paris pour une première convaincante. Signalons un fort beau solo de flûte à se détacher des dernières mesures comme une lueur indéfinie.

Autre opus en première française, En sourdine surprend par la maîtrise de l’écriture pour orchestre dont elle rend compte. Matthias Pintscher [photo], compositeur âgé d’à peine trente-deux ans, y développe un jeu de relais entre un violon solo, qu’on pourrait presque dire concertant par endroits, tenu ce soir par le créateur de l’œuvre, Frank Peter Zimmermann, et les solistes de l’orchestre. Zimmermann fait montre d’une palette de nuances extrêmement variée et d’un son présent. Les cordes assument quantité d’effets de glissandi, rappelant vaguement Jonchaies de Xenakis, mais aussi une certaine effervescence entendue chez Ligeti. Les caractères des instruments sont souvent détournés, ainsi quelques jeux de timbres comme la superposition de pizz’ à une attaque du soliste avec l’archet, des fortissimi aux harpes, ce qui n’est pas courant, ou une ponctuation de toutes les cordes en pizz’ tandis que les cymbaliers font sonner leurs métaux d’un archet, inversant les vertus de brièveté ou de legato des uns et des autres.

Une partie centrale développe un délicat solo auquel se greffent deux violons pour créer une sonorité particulière, puis encore deux autres, sans invention polyphonique, mais uniquement minutieuse recherche de timbres. Elle mène courageusement son chemin sans séduction, sans concession. C’est dans ce passage que la personnalité de Pintscher se révèle. En fin de parcours, quelques mesures tonitruantes du tutti introduisent une reprise des hésitations du début, peut-être trop soulignée. L’œuvre aurait gagnée à ne pas surexploiter ses procédés, le sentiment de redite finissant par générer des longueurs qui n’apportent rien de plus. On demeure cependant admiratif de la maîtrise du matériau dont fait preuve un musicien si jeune. L’Opéra national de Paris lui a passé commande d’un ouvrage, L’Espace dernier, qui y sera créé en février prochain. À suivre...

Deux œuvres du répertoire entouraient ces créations : la Symphonie en ré majeur Hob I:31 « Appel de cor » de Haydn, en début de soirée, et la Fantaisie Op.32 « Francesca da Rimini » composée en 1876 par Tchaïkovski. La symphonie stimule judicieusement les cuivres de l’Orchestre de Paris. Cependant, elle laisse entendre un pupitre qui doit encore progresser, accusant des problèmes d’attaque et des soucis de justesse tout au long de l’exécution. L’œuvre n’est pas facile du tout et nécessite de grandes qualités solistes. Ne doutons pas de celles des musiciens de la formation parisienne, mais il faut constater que, beaucoup sollicités dans un même programme, ils ne livrent pas chaque œuvre dans une comparable excellence.

Ainsi le violoncelle d’Emmanuel Gaugué forme-t-il avec Philippe Aïche (violon) de fort beaux échanges. Saluons également l’appréciable égalité d’émission et l’art de la nuance de Vincent Lucas à la flûte. La lecture de Christoph Eschenbach est précise, délicate, soignée. On goûte particulièrement le bel esprit avec lequel il entonne le dernier mouvement.

En fin de programme, c’est une version très lyrique de la pièce de Tchaïkovski qui retentit, plongeant dans les tourments d’un romantisme exacerbé. L’orchestre et son chef s’engagent sans compter dans une interprétation fort expressive, n’hésitant pas à avancer dans des tempi élastiques, ni à clamer les accords triomphaux de la fin, accueillis par de chaleureux applaudissements.

BB