Chroniques

par david verdier

Maurizio et Daniele Pollini
KlangForum, Neue Vocalsolisten Stuttgart, Tito Ceccherini

Salle Pleyel, Paris
- 18 mars 2013
Maurizio Pollini donne les trois dernières sonates de Beethoven à Paris
© dr

N'en déplaise à ceux qui en doutaient encore, l'interprétation de Maurizio Pollini signale que la musique est tout sauf un divertissement. On destinera ce message à l'intention d'une partie du public, au bord de l'apoplexie et du malaise rigolard dans les 12 Madrigali concertati (« Carnaval ») de Salvatore Sciarrino. Pour seule défense ces individus n’ont que la disproportion d'un programme évidemment trop généreux et prolixe au delà des bornes raisonnables. Deux concerts en un, et surtout deux univers formant une perspective en trompe-l'œil, aux résonances ténues et subtiles.

Dans cette première partie, c'est un autre Pollini – son fils Daniele – qui tient le clavier, aux côtés du KlangForum Wien placé sous la direction de Tito Ceccherini. On hésite à parler de « soliste » tant le piano y est davantage partenaire que véritable instigateur. La pièce n'est pas dénuée de charme, même si souvent chez Sciarrino la volatilité des interventions en limite la présence à des niveaux de raffinement quasi subliminaux. Dans les deux pièces extrêmes, les Neue Vocalsolisten Stuttgart madrigalisent un impossible dialogue avec le piano et l'ensemble. Les voix semble geindre un discours réduit à des syllabes flottantes sur un mode musical inspiré de la Chine ancienne. C'est dans le panneau central de ce délicat triptyque que se déploie – s'épanche – une musique purement instrumentale, faite de répétition obsédante de motifs, figures fuyantes et accords plaqués aux extrémités du clavier. Les gestes du pianiste se propagent en miroir parmi les instruments qui l'accompagnent. Les étouffements de la grosse caisse ponctuent cette étrange conversation de notes et d'ombres.

S'attaquant à un autre triptyque, non moins intimidant, Maurizio Pollini entre en scène pour une seconde partie entièrement dévolue aux trois dernières sonates de Beethoven. La leçon qu'il donne est de l'ordre d'une spiritualité à l'opposé de la dévotion, purement animée par la restitution d'une matière sonore heureusement exempte de toute approche psychologisante. Ce faux paradoxe beethovénien se résume parfaitement dans l'idée du « masque » de l'interprète – ce persona à l'origine du terme de personnage qu'il entend incarner sans les artifices de l'affect et du sentimental. Le Vivace ma non troppo se lève sans plus d'effort que l'attention au poli et au volume de la main gauche. La précipitation encombre la ligne d'inévitables scories mais, en définitive, dégage l'horizon pour les accords du Prestissimo. La netteté et l'équilibre des plans sont remarquables, laissant à l'instrument toute sa résonance naturelle. Avec la présentation du thème au troisième mouvement, l'interprète atteint la quintessence de son art. Les variations construisent patiemment un édifice sonore comme il nous fut rarement donné d'en voir. Le contraste des timbres et des univers est d'une évidence jamais prise en défaut par le désir de rendre visible la maîtrise à l'atteindre.

Dans l'opus 110, le flux se fait organique, exigeant du même coup le verbe à traduire ce qui pourrait s'assimiler à une physiologie du sonore. Le Moderato cantabile est abordé sur le mode du coloris sensible, les aigus, très vifs et piqués, sur les ondulations fort sombres de la main gauche. Le cœur mobile de l'Arioso dolente résulte d'une pensée souveraine organisant la scansion de la ligne musicale qui atteint l'émotion sans aucune intention larmoyante. Les lancinants accords crescendo qui précèdent le retour de la fugue sont d'une violence inouïe, amorçant un retour vers la lumière que rien ne peut endiguer. Les premiers accords de l'opus 111 résonnent dans le souvenir de cette conclusion.

La volonté du soliste est évidemment d'enchaîner le troisième et dernier volet quasiment sans pause, pour mieux en dégager l'unité de l'ensemble. Pollini – perspectives, lit-on en intitulé de ce cycle : la perspective ici à l'œuvre naît de cette voix intérieure qui semble décrire la rencontre entre l'interprète et son instrument. Humain, trop humain ; il faut savoir poser la plume quand les mots ne servent plus à rien. Les traces sonores qui pourraient circuler çà et là impressionneront sans doute sans pour autant rendre compte du niveau émotionnel atteint par le pianiste italien.

DV